CECI n'est pas EXECUTE 22 août 1855

Année 1855 |

22 août 1855

Louis Molé à Alfred de Falloux

Au Marais, ce 22 août 1855

C'est bien moi, mon cher comte qui ai besoin de votre indulgence et d'expliquer le retard que j'ai mis à vous répondre. Pour un quasi aveugle tel que moi, c'est un événement presque une révolution intime que de changer les yeux et la main chargés de recueillir et de transmettre nos sentiments et nos pensées. Toutes mes correspondances en ont subi quelque ressentiment. Je voudrais donner à la nôtre la rapidité et la vie de la conversation. Cependant, hélas ! Ce sont précisément les sujets sur lesquels j'aimerais le mieux à m'étendre qui tiendront le moins de place dans la lettre que j'écris. Quelques articles de journaux, un surtout publié par Le Constitutionnel et traduit d'une gazette allemande1 vous aura prouvé que les voyages auxquels on applaudit autour de vous ne sont pas pris de la même manière par tout le monde. Un de ces voyages ou plutôt une dernière rencontre a fourni l'occasion de l'article mais rien ne pourrait surpasser la satisfaction mutuelle de ceux qui se sont rencontrés. J'avais espéré, je l'avoue, que ces mesquins ombrages n'approcheraient jamais ni de l'esprit, ni du caractère de celui qui jusque là avait montré un sentiment plus élevé de sa position. En tout cas je crains bien depuis quelque temps qu'il ne s'égare à la suite d'une alliée dont la politique égoïste est de bouleverser la civilisation de l'Europe sous la couleur de la défendre et de plonger l'Europe dans l'anarchie, afin de régner sur des ruines et s'approvisionner elle seule tous ses marchés. Depuis le commencement de cette terrible guerre, vous le savez l'indépendance de la Turquie me paraît être pour l'Angleterre le prétexte ; son but est d'affaiblir assez la puissance qui la gênait encore tant pour l'extension indéfinie de son pouvoir en Asie que pour faire de la Méditerranée un lac anglais et des Dardanelles et du Bosphore l'objet d'une ambition qu'elle dissimule encore et qu'elle n'avouera que quand elle aura accumulé pour la France assez d'embarras. Les attaques contre la souveraineté temporelle du pape2 et le roi de Naples3, le langage de John Russel4 et de Palmerston5, les articles des journaux anglais et en particulier du Times dont la popularité et la force intimident le parlement lui-même, tout annonce qu'on se croit sûr du concours de la France pour donner signal à l'Italie et par là obliger l'Autriche à descendre dans l'arène et commencer cette guerre générale qui coupera l'Europe en deux et mettra partout en présence l'ordre et l'anarchie, le principe monarchique et celui de la souveraineté populaire c'est-à-dire la prépondérance de la multitude, l'empire de la force d'un côté et de l'autre la puissance de l'esprit, de l'organisation et de l'expérience. Nul doute que la multitude et l'anarchie ne l'emportent d'abord dans cette lutte, mais le néant qui n'est rien ne peut rien produire ; l'anarchie ne s'organise pas. A la fin la société  prête à périr cherchera à s'abriter partout sous l'épée et, à défaut d'épée, sous le sabre. En un mot l'esprit implorera la protection de la force quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne et s’accommodera d'une halte dans l'avilissement. Tout cela pouvait encore s'éviter lors des propositions autrichiennes. L’Angleterre ne l'a pas voulu ; il lui fallait des ruines,   avant tout celle des flottes, des marines des industries. Elle ne pouvait se passer pour l'exécution de ses vastes projets de l'appui de la nation la plus guerrière de l'univers et dont l'industrie et la marine pouvaient lutter avec les siennes. Fasse le ciel que je m'abuse et que mes sinistres conjectures ne se réalisent pas ! Mais jamais je n'ai prévu pour mon pays, pour l'Europe, sa civilisation et la religion catholique un avenir plus sombre et des épreuves plus terribles. En vous écrivant je n'ai pu contenir les préoccupations qui m'assiègent. A mon âge et avec ma santé je ne puis prétendre à voir le  dénouement de ce drame qui commence  à peine et est si loin de finir. Sans haine pour personne, étranger, comme je l'ai été toute ma vie, aux passions et aux préventions de tous les partis, je gémis silencieusement et du fond de mon âme sur le sort de cette France que je n'ai cessé d'aimer et de servir avec dévoûment [sic]. Aussi n'ai-je aucune crainte que mes vrais sentiments soient connus et que le secret de cette lettre ne soit pas respecté. Ma fille me charge de vous remercier de votre souvenir. Vous savez le prix qu'elle y attache et connaissez les sentiments qu'elle vous porte. Tant mieux,mille fois tant mieux si L'Univers est enfin jugé à Rome comme il le mérite. Vous ne me paraissez pas conserver la moindre velléité de vous rapprocher de nous. Le Marais et Champlâtreux ne cesseront de vous appeler quoiqu'avec peu d'espérance : mais vienne le mois de décembre, une voix plus pressante vous appellera, celle de l'Académie, et nous en profiterons. Je termine en vous renouvelant, mon cher comte, les plus tendres assurances d'une amitié qui ne finira qu'avec moi.

Molé

Notes

1Sans doute La Gazette d'Augsbourg.
2Pie IX.
3Ferdinand II (1810-1859), fils de François Ier et d'Isabelle d'Espagne, était à la tête du royaume des Deux Siciles comprenant la Sicile et Naples qu'il dirigeait de manière très absolutiste. Il s'était rallié au projet de Pie IX de former  une ligue italienne afin de lutter contre les insurrections républicaines qui menaçaient leurs états.
4Lord John Russel (1792-1878), homme d'état anglais. Membre du parti whig, il fut Premier ministre de 1846 à 1852 et de 1865 à 1866.
5Henry John Temple, 3ème vicomte de Palmertson (1784-1865), homme d'état anglais. Il était alors premier ministre libéral du Royaume-Uni. Ayant appartenu au même cabinet quelques années auparavant, Russel et Palmerston partagent une égale hostilité à l'égard du catholicisme. Leur politique étrangère œuvre en faveur des nationalistes italiens.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «22 août 1855», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, Année 1855, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 14/09/2013