1871 |
5 février 1871
Gaëtan de Rochebouët à Alfred de Falloux
Wiesbaden1, le 5 février 1871
Mon cher ami, votre lettre m'a causé un vrai bonheur ; je l'ai reçue seulement hier 4 février (24 jours). C'est un peu la faute de Louise, dont l'enveloppe tellement petite et gonflée a dû attirer l'attention. Mes lettres arrivent difficilement en France et à certaines personnes pas du tout ; c'est ce qui m'a empêché de vous écrire. Toutes celles que je reçois ont un trajet pénible, mais je m'en prends pas uniquement à l'Allemagne. Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à tous les évènements qui se sont passés et surtout à être prisonnier ici, mais j'étais bien certain que nous serions battus. Le Ier juillet, quand j'ai été envoyé dans l'Est, rien n'était prêt, au Ier août nous n'avions pas 267 mille hommes en ligne, mal organisés et placés comme des brigands de <mot illisible>, à apposer à plus de 600 mille hommes. Il faut le dire, à l'exception de l'armée de Metz2, qui était bonne et qui aurait pu devenir excellente, le reste ne valait rien. Celle de Sedan, très mal conduite, d'ailleurs, n'avait aucune valeur. L'armée est, vous le savez, la photographie de la nation. Quand on s'ingénie à démoraliser un pays et que l'on sait tous les principes, il n'est point surprenant que l'on arrive au résultat que nous avons devant nous. Cette guerre, on ne le dira jamais assez, a été entreprise pour la dynastie et elle a été conduite dans le même but. Nous sommes restés sous Metz pour la dynastie. Si vous quittez la Lorraine, la dynastie est perdue (dépêche de Persigny à l'Empereur). La marche sur Sedan a eu lieu pour la même cause. Si vous revenez sur Paris, je ne réponds pas de pouvoir réprimer l'émeute (dépêche de Montauban). Il n'y avait aucun plan ni pour l'offensive ni pour la défensive. Le Mal Bazaine3, qui a une valeur militaire incontestable, était capable de commander un corps mais non une armée de 100 mille hommes. Surtout dans les circonstances où on la lui a laissée et sans y être aucunement préparé. C'est un homme sans honnêteté et sans commandement. Il se sentait au-dessous de sa mission et a employé tous les moyens de s'y soustraire. Ainsi, il n'a pas paru à la <mot illisible> du 18, où nous avions devant nous toutes les armées prussiennes. Il savait, avant le commencement de la campagne, que nous n'étions pas préparés à faire cette guerre et que nous ne pouvions que succomber ; il croyait à la paix après Sedan. Un pays ordinaire l'eût probablement faite alors à des conditions plus ou moins bonnes ; la France révolutionnaire ne le pouvait pas et devait être ruinée. Ce qui m'effraie le plus c'est l'esprit que je vois dominer partout. L'on s'en prend aux hommes et non aux institutions. On crie après Trochu4, après Lemort et parce que Paris a succombé comme Metz, comme si une place ou une armée enfermée dans une place pouvait s'en tirer sans qu'une armée de secours vint à son aide. Vous n'avez pas d'armée en France, vous n'en avez pas eu depuis l'armée de Metz. D'Aurelle5 <deux mots illisibles>, voulait organiser l'armée de la Loire et avait obtenu un premier succès, le seul de la campagne, on s'est empressé de le destituer, parce qu'il n'a pas voulu se laisser diriger par un fou furieux6 et qu'il refusait de livrer une grande bataille avec la Loire à dos, et avec des troupes jeunes, dont il connaissait le manque de discipline et de solidité. L'armée du Nord a fait tout ce qu'elle a pu. Quant à l'armée de l'Est, grâce au dictateur, elle a fini comme celle de Sedan, elle a été rejetée en Suisse au lieu d'être envoyée en Allemagne. Jomini, Gouvion St-Cyr et Trochu (1869) ne laissent aucun doute sur ce que pouvait faire la levée en masse. Le passé devait faire préjuger du présent et de l'avenir. Depuis le 15 août, jusqu'à notre capitulation, je n'ai pas quitté le G[énér]al Changarnier, toujours aussi jeune et aussi vigoureux que jamais. S'il avait eu le commandement de l'armée nous serions sortis le 26 ou le 31 août. Il avait parmi nous une très grande situation d'estime et de confiance. Il est à Bruxelles, 7 bis rue des Fossés aux Loups. Il s'occupe de l'avenir et espérait un peu être nommé député. Quant à vous, cher ami, j'espère que vous passerez le premier7. Si l'on ne passe pas un homme de votre valeur, c'est à complètement désespérer de notre pauvre France. J'attends avec une bien vive impatience des nouvelles des élections. Au revoir, cher ami, mes hommages respectueux et mes meilleurs souvenirs à ces dames et tout à vous notre vieille et bien sincère affection.
Gaëtan