CECI n'est pas EXECUTE 4 septembre 1871

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4 septembre 1871

Emmanuel Benoist d'Azy à Alfred de Falloux

4 septembre 1871

Merci, mon cher ami, de votre bien affectueuse lettre, être approuvé par vous est pour moi le témoignage qui peut m'encourager le plus. Tout est difficile pour tous et pour chacun de nous dans les circonstances que nous traversons. Notre frêle navire est entouré de bien des écueils et de bien des orages mais c'est une raison pour nous appliquer à le soutenir avec courage et fermeté tantôt par un moyen tantôt par un autre. Nous venons de traverser une crise qui eut pu amener une solution héroïque si des fautes précédentes n'avaient pas bouleversé toutes les bases fondamentales de notre pauvre machine; ajoutant à ces fautes passées des divisions, des protestations contre ce qui eut pu être momentanément une ancre de salut. Rien n'était convenu ou accepté et on pouvait tomber dans un affreux désordre si on laissait toucher M. Thiers par cette malheureuse proposition Rivet1.  J'ai fait bien des efforts pour arriver à une transaction, à un terrain de conciliation, remède momentané sans doute mais remède approprié à la circonstance et il a assez bien réussi; il a eu au moins le mérite d'affirmer le pouvoir constituant de l'Assemblée et c'est pour cela surtout que j'ai tenu à répondre à ce Méphistophélès qui est toujours menaçant et qui est au fond de toutes ces intrigues qui travaillent à pervertir les populations ignorantes de toute la France. Il y a un grand intérêt à montrer ces hommes corrompus et corrupteurs sous leur véritable figure car ce sont là nos véritables ennemis et comme ils sont en réalité les seuls qui soutiennent l'illusion de la République on arrive en les montrant eux mêmes dans leur nudité à faire voir ce que serait cette république entre leur mains auxquelles elles ne pourraient échapper. Je crois toujours que notre principe monarchique ne s'établira sur une base solide que lorsque l'on aura bien vu la république impossible.

Nous avons fait une grande faute depuis deux mois, c'est de ne pas avoir procédé d'abord à la modification du suffrage universel, c'était là la base bien plus que la loi départementale ou de décentralisation qui va se trouver de fait aux prises avec cet effrayant élément de désordre - électeurs mariés pouvant voter à 25 ans, non mariés seulement à 30 ans, 2 ans au moins de domicile, il faudrait commencer par là - Puis aussi la réorganisation de l'armée qui est urgente parce que tout le monde d'officiers avides d'avancement ne peuvent accepter l'incertitude. Nous ne pouvons cependant éviter de nous séparer dans quelques jours. Nous sommes fatigués et des choses et des hommes, nous avons besoin de repos et de réflexion et de connaitre mieux le triste effet produit par le régime d'angoisses pour les uns, de conspiration pour les autres, de trouble et d'agitation partout. Nous n'avons malheureusement de véritables guides nulle part. Je ne parle pas de Gambetta et de sa fraction extrême de l'extrême gauche mais dans aucun parti je ne vois une direction acceptée reconnu et s'imposant par une supériorité réelle.  Vous manquez à la droite mon cher ami. Pour moi j'ai accepté le vote utile des affaires2, mais j'y suis trop absorbé et, d'ailleurs, je ne suis pas bien sûr qu'on ne m'y trouve pas un peu trop transactionnel et me séparant volontiers des passions qui tendent à renverser sans savoir comment établir ensuite. On assure que M. le comte de Chambord aurait exprimé la pensée qu'il y aurait imprudence à l'égard de M. le duc d'Aumale à lui confier à défaut de M. Thiers la direction du gouvernement qu'il ne fallait pas le placer si prés de la tentation et alors on regarde cette pensée comme un ordre absolu d'opposition à ce qui pourrait être à un moment donné un moyen de salut nécessaire et que rien ne pourrait remplacer. Puis, d'un autre côté, on assure que M. le duc d'Aumale aurait dit que pour lui il ne serait jamais un faiseur de coup d'état ni dans son intérêt privé ni dans celui de son cousin ou de son neveu qu'il ne chercherait qu'une chose rétablir l'ordre en France et la laisser libre de choisir son gouvernement. Je ne sais pas tout cela de source bien certaine et je ne vous en parle que pour vous montrer les éléments de défiance et de division qui expliquent des divisions qui s'aggravent et s'aigrissent sans profit pour notre avenir. Je ne peux croire que des hommes comme le duc de Bisaccia3 soient des guides bien assurés pour notre directeur politique. Il faut donc continuer encore quelques temps notre vie incertaine, maintenir comme vous le dites le pouvoir de l'Assemblée et la faire sentir. D'ici à peu de jours vous allez en voir une application, les gardes nationales de Lyon, Toulouse, Grenoble vont être dissoutes et désarmées, le reste suivra. Ce sera déjà une utile chose et une leçon significative pour les hommes qu'on veut entraîner vers la gauche.  

J'ai de meilleures nouvelles de ma fille mais ce n'est pas une guérison rapide et elle est entourée de bien des souffrances et pour moi aussi bien des inquiétudes. J'ai hâte d'aller la voir aussitôt que nous pourrons nous séparer et j'espère que ce pourra être bientôt. Notre laborieux échafaudage du budget touche à son terme, si on veut toutefois ne pas faire de trop longues discussions mais comme de tous les temps chacun a en vue les électeurs et les intérêts de sa province! Adieu cher ami gardons nous réciproquement notre vieille et fidèle amitié.  

Notes

1Le 12 août 1871, Jean-Charles Rivet (1800-1872), député du centre gauche avait déposé une proposition attribuant le titre de « Président de la République » à Thiers. Votée le 31 août 1871, cette loi qui lui permettait de nommer et de révoquer les ministres provoque une vive déconvenue parmi les conservateurs et consacre le succés des républicains bien que l'assemblée ait quelque peu édulcoré la proposition en refusant comme le suggérait le texte de Rivet d'élire Thiers pour une durée de trois ans.
2Membre de l'Union des droites, légitimiste, Benoist d'Azy s'était fait élire par la Nièvre, son département d'origine.
3La Rochefoucauld de Bisaccia, Charles, Gabriel, Sosthène (1825-1908), homme politique. Elu légitimiste de la Sarthe, il était résolument hostile à Thiers et à toute proposition tendant à établir la République.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 septembre 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 28/10/2013