CECI n'est pas EXECUTE 18 septembre 1852

Année 1852 |

18 septembre 1852

Antoine Vatimesnil à Alfred de Falloux

18 septembre 1852

Cher ancien collègue et digne ami,

J'ai été heureux de recevoir votre lettre; je dirais extrêmement heureux, si ma satisfaction n'avait pas été altérée par les mauvaises nouvelles que vous me donnez de vos yeux et par le regret de ne m'être pas trouvé à Paris en même temps que vous. Avec cette triste époque d'abaissement du caractère, d'abattement des cœurs, d'égoïsme, de vanité puérile et de convoitise, on a besoin de se retremper par le contact avec des hommes tels que vous. J'ai de la peine à me consoler d'en avoir manqué l'occasion. Permettez-moi de vous dire avec franchise que vous me demandez une chose vraiment impossible. Faire un passage destiné à prendre place dans votre livre! Souder du cuivre à de l'or! Vraiment je ne saurais consentir à rendre un si triste service non seulement au public; mais à l'auteur lui-même. On ne connaîtrait pas l'origine étrangère de ces quelques pages qui lui viendraient de moi; et on croirait qu'en les écrivant il sommeillait.

Il n'y a qu'une seule chose à laquelle je sois bon: c'est à vous fournir quelques matériaux dans lesquels vous puiserez ce qui vous paraîtra convenable. Je me bornerai donc à vous raconter le peu que je sais des mobiles intimes (pour me servie de votre expression) qui ont agi à l'époque où la loi du 31 mai1 a été préparée, discutée et votée. Je le ferai le plus simplement possible, et sans aucune douleur, non seulement d'opinion, mais même de style, afin que vous puissiez, d'autant plus librement, y mettre la vôtre. Je ne me ferai une loi de ne parler que de omni ne narrabili: vous élaguerez ce qui ne vous semblera pas pouvoir supporter la publicité.

Quoique le système électoral établi par la constitution de 1848 et par la loi du 15 mars 1849 eût envoyé sur les bancs de l'Assemblée législative une majorité conservatrice, aucun des membres de cette majorité ne se dissimulait les dangers de la réélection qui devait avoir lieu en 1852. Les votes de la multitude, lorsqu'elle élit directement et par scrutin de liste, c'est-à-dire lorsqu'elle donne son suffrage à des inconnus, sont à la merci des influences les plus illégitimes et souvent les plus perverses. Un pouvoir qui n'admet aucune contradiction, qui brise toute résistance et qui nome et révoque selon son bon plaisir, la totalité des fonctionnaires municipaux, fera toujours adopter par le suffrage universel les candidats qu'il couvrira de son patronage. C'est ce que nous voyons aujourd'hui; mais, en 1852 si la Constitution continuait de régir le pays, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif devaient expirer en même temps; le chef du pouvoir exécutif n'était pas rééligible; il était donc certain qu'alors l'autorité serait très faible, tant au point de vue légal qu'au point de vue moral. Cependant la force, dans une nation est toujours quelque part; lorsqu'elle ne réside pas dans le gouvernement, elle se trouve ailleurs. Chacun de nous se disait donc qu'en 1852, ce seraient les sociétés secrètes; les réunions préparatoires de la gauche, en un mot tous les centres de passions anarchiques, qui seraient puissantes, et que probablement le pays, quoiqu'il ne voulût ni le socialisme ni la démagogie, se laisserait imposer des choix socialistes et démagogiques.

Ce fut sous l'impression de ce sentiment d'inquiétude, que quelques membres de la majorité se réunirent pour  examiner s'il était possible d'introduire dans la loi électorale des modifications susceptibles, sinon de faire disparaître entièrement le péril, du moins de l'atténuer.   

Les burgraves2 (puisqu'on est convenu de les appeler ainsi) prirent, dés le premier moment, la ferme résolution de ne pas violer la constitution de 1848. Assurément personne d'entre eux n'avait de sympathie pour cette constitution; mais, d'une part, ils ne croyaient pas que, parce qu'on est homme politique, on soit dispensé d'être honnête homme; et qu'on ait le droit de briser spontanément la loi fondamentale en vertu de laquelle on a été élu; de l'autre, ils ne voulaient pas assumer la responsabilité de la collision sanglante qu'amènerait probablement une loi électorale contraire aux prescriptions formelles de la constitution.

Ce point de départ ainsi arrêté, sur quoi pouvaient porter les modifications dont on s'occupait?  

La Constitution avait établi le système, certainement déplorable, de l'élection directe, du scrutin de liste et du vote par circonscription; elle avait déterminé les deux conditions principales du droit d'élire et d'être élu, en fixant l'âge et en rejetant toute espèce de cens; mais elle n'avait rien statué sur une troisième condition, savoir  celle du domicile politique. Il y avait donc là un moyen de purifier et de régulariser le suffrage universel, sans sortir du terrain légal. Ce qui était surtout redoutable pour la société, c'était la population nomade des grandes villes et des contrées industrielles, naturellement livrée à des passions ardentes et à des pernicieuses influences. On pouvait donc, sinon remédier au mal, du moins l'atténuer, en décidant que le domicile politique ne s'établirait que par une résidence de trois ans et que cette résidence ne serait constatée  que par des preuves irréfragables et exclusives de tout arbitraire, telles que le paiement de la contribution personnelle, les fonctions publiques, les certificats de famille et ceux de domesticité. Ce fut la pensée  fondamentale de la loi du 31 mai.

Après quelques réunions, dans lesquelles ces jalons furent posés, les burgraves comprirent qu'on ne pouvait arriver à aucun résultat satisfaisant, et que par conséquent on ne devait rien entreprendre, si l'on n'était pas pleinement d'accord avec le pouvoir exécutif.

En conséquence, des ouvertures très franches et très nettes furent faites au ministre de l'intérieur.

Il y avait deux manières de procéder. Le projet pouvait être présenté par un ou plusieurs membres de la chambre, usant de l'initiative parlementaire, et appuyé par le gouvernement. Mais il pouvait aussi être présenté par le pouvoir exécutif lui-même. Ce dernier mode était évidemment préférable, il devait ajouter à l'autorité morale du projet et rallier un plus grand nombre de suffrages.

Le ministre de l'intérieur fur frappé de cette vérité; son collègue et lui adoptèrent, avec un empressement et une ardeur, dont, aujourd'hui même il m'est impossible de suspecter la sincérité, les bases qui avaient été posées par les Burgraves et que ceux-ci leur communiquèrent. Ce n'est pas tout: ils indiquèrent très clairement qu'ils en avaient référé à M. le président de la république, et que ce dernier partageait leurs opinions et leurs sentiments sur l'utilité et l'opportunité du projet.

Un langage différent a pu être tenu depuis, dans d'autres circonstances et pour d'autres intérêts; mais ce que je viens d'énoncer est la vérité complète. Je ne sais s'il est possible maintenant de le dire; mais tôt ou tard il viendra un moment où il faudra que le pays la connaisse.    

La rédaction du projet fut alors discutée dans plusieurs conférences auxquelles assistèrent tous les ministres et tous les Burgraves et même un ou deux autres membres de l'Assemblée. Ces conférences se tinrent, tantôt chez le ministre de l'intérieur, tantôt chez le ministre de la guerre. Il y avait unanimité sur le fond et sur la disposition essentielle : l'examen ne portait, en réalité, que sur des détails et des accessoires.

Le gouvernement présenta le projet de loi, comme sien, ce qui était vrai, car il se l'était approprié. Vous savez quelle fut, dans la discussion publique l'attitude de la gauche. J'ignore ce qui se passa dans ses conciliabules. Elle voulait certainement une prise d'armes; mais probablement on posa la question de savoir si cette prise d'armes aurait lieu au moment du vote de la loi ou à l'époque de son exécution, c'est-à-dire en 1852, et elle fut décidée dans ce dernier sens.

Si une émeute avait éclaté au mois de mai 1850, nous aurions eu en notre faveur deux éléments de succès; qui ont été rarement réunis en France: le droit et la force. Depuis 1789, nos malheurs sont venus de de qu'ils n'ont jamais été sous le même drapeau. Le scepticisme du 18ème siècle avait commencé par détruire la première, la classe haute, la plus sûre notion du droit, savoir le respect de la loi divine, puis le droit politique traditionnel était tombé avec le trône de Louis XVI qui avait de son côté la justice, mais qui n'avait pas la force. Au 18 fructidor, c'était encore la force qui l'avait emporté sur le droit. Il en a été de même, dans toutes nos autres révolutions. De là, ce fatalisme, systématique chez les uns, pratique chez les autres, mais à peu près général, qui menace de nous conduire, de chute en chute, à une dégradation voisine de celle du bas empire. Une victoire remportée par le droit appuyé sur la force, nous aurait peut-être un peu relevés.

Quoiqu'il en soit l'adoption de la loi du 31 mai était un succès moral. Le parti révolutionnaire avait été convaincu d'une impuissance, au moins momentanée: les gens de bien avaient repris courage ; la majorité conservatrice s'était montré énergique et unie. Si cette union avait pu se cimenter et arriver à une fusion complète et durable, sous la vraie bannière française, il est probable que le dévouement aurait été tout autre que le coup d'état du 2 décembre; mais les intérêts mesquins, les amours-propres implacables, les rancunes invétérées ne l'ont pas permis.

Chacun a voulu conserver ses chances, dans ce jeu où l'on jouait les destinées du pays; et les partisans incorrigibles de la dynastie de 1830 ont mieux aimé prendre la partie comme <cause, mot douteux> que de la gagner avec nous.

Horau disait :

Ut vineta egomit codam mea

Il avait raison: il faut que chacun sache faire justice de son <mot illisible> de ceux de son parti:je ne dissimulerai donc pas ceux de nos amis.

La rue de Rivoli3 ne s'associa qu'avec une certaine répugnance au vote de la loi du 31 mai. Les membres de cette honorable et pure-fraction de l'assemblée avaient conservé de fâcheux souvenirs du système censitaire; et ils confondaient avec ce mauvais système une loi qui ne tendait qu'à purger le suffrage universel en le dégageant de son élément les plus infimes et les plus dangereux. Chacun ne voyait que son clocher et s'affligeait de la pensée que quelque paysan honnête et dévoués à la bonne cause disparaîtraient de la liste. Il semblait que pour nos amis la France entière fût réduite à une douzaine de départements où l'opinion légitimiste était dominante, et ces départements eux-mêmes à une brave et fidèle population rurale qui en 1793 disaient aux bleus près de les <mot illisible> de leur baïonnette: rends-moi mon Dieu! Si vous saviez combien, dans notre famille légitimiste, il s'élevait d'orages intérieurs, combien il fallait d'efforts sans cesse réitérés pour calmer les craintes, pour lever les scrupules, pour apaiser les irritations, et pour arrêter l'essor des amendements inconsidérés! La tâche aurait été plus facile, si votre parole suave et pénétrante ne nous avait pas manqué. Votre absence me rappelait le vieux mythe des chaînes d'or sortant d'une bouche puissante. Si vous aviez été parmi nous, vous auriez enlacé avec vos chaînes nos amis les plus ombrageux.

Après le vote, la même agitation continua d'exister dans le sein de la rue de Rivoli. Chacun avait profité du congé législatif pour se rendre chez soi. On y avait trouvé des gens mécontents de quelques exclusions qui devaient résulter de l'application de la loi; et on était revenu avec des impressions plus défavorables encore que celles qu'on avait au moment du départ. Des propositions de révision de la loi du 31 mai furent faites dans la rue de Rivoli; une commission fut nommée; elle conclut à des modifications. Dés lors, l'effet moral de cette loi fut détruit. Pour rendre ce mouvement rétrograde moins désastreux, quelques membres, au nombre desquels j'étais, demandèrent que toute proposition officielle sur ce point fût ajournée jusqu'à la discussion de la loi municipale. Berryer parla dans ce sens avec son éloquence et son autorité habituelle. Nous parvînmes à obtenir cette concession. La loi municipale fut présentée dans les premiers moi de 1850. Je fus nommé membre de la commission et rapporteur. Vous vous rappelez que dans la discussion publique, qui eut lieu  au moment de l'agonie de l'assemblée, je parvins à sauver le plus de débris possible de la loi du 31 mai. Je ne combattais guère que pour l'honneur du drapeau; car je sentais, comme tout le monde, que la situation était désespérée. L’Élysée, qui avait compris le parti qu'il pouvait tirer de nos divisions, avait lui-même pris les devants, en proposant de rentrer purement et simplement dans la loi du 15 mars 1849; il était sûr, à ce moyen, de leurrer le parti démocratique et de dissoudre le parti de l'ordre. Ainsi l'assemblée, qui avait renoncé à la force matérielle, lorsqu'elle avait commis l'inconcevable faute d'abandonner le général Changarnier4 et d'amnistier les revues de Satory, perdait dans ces derniers moments, le peu qui lui restait de force morale. Des amendements admis ou rejetés à une voix de majorité lui imprimaient le cachet de l'impuissance; et le terrain se trouvait déblayé pour l'accomplissement du coup d'état qu'on nous annonçait depuis si longtemps.

Voilà, cher et excellent ami, tout ce que j'ai à vous dire de ce qui, à ma connaissance, s'est passé dans les coulisses. Quant à ce qui a eu lieu sur la scène; vous avez le Moniteur; votre plume habile y puisera, avec le  discernement et le goût qui lui sont propres, ce qu'elle croira pouvoir faire entrer dans son cadre, de même qu'elle prendra dans la narration qui précède, ce qui mérite d'être écrit et ce qui peut être écrit.    

L'époque, à l'histoire de laquelle vous travaillez, est triste pour notre pays; mais il y a des écrivains qui savent donner un immense intérêt au récit des événements les plus honteux: Tacite l'a prouvé.

Je vous prie de remercier Madame de Falloux de son obligeant souvenir et de lui offrir mes hommages, ainsi que les compliments de Mme de Vatimesnil. J'oserai presque vous adresser un reproche de ce que vous ne me dites rien de la santé de Mademoiselle votre fille, à laquelle je prends le plus vif et le plus sincère intérêt. Agréez l'assurance de mon respectueux et inaltérable dévouement.  

Notes

1La loi du 31 mai 1850 avait restreint le corps électoral en imposant de nouvelles conditions à l'exercice du droit de vote exigeant désormais cinq ans de résidence pour l'électeur. Plus de 3 millions d'électeurs, la plupart issus des couches populaires, seront dés lors exclus de leurs droits électoraux.
2« Les Burgraves », drame historique de Victor Hugo mis en scène pour la première fois. Le nom a été attribué à partir de mars1848 aux députés conservateurs (légitimistes et orléanistes) qui se réunissaient rue de Poitiers.  
3Lieu où se réunissaient les légitimistes pour discuter de leurs résolutions.
4Changarnier, Nicolas-Anne-Théodule (1793-1877), général. Antibonapartiste et hostile au coup d'état, il avait été contraint à l'exil après le 2 décembre 1851.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 septembre 1852», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1852, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 21/12/2011