CECI n'est pas EXECUTE 12 octobre 1849

Année 1849 |

12 octobre 1849

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Rome, le 12 octobre 1849

Mon cher ami,

Combien je suis heureux de la nouvelle de votre convalescence qui est un si grand bonheur pour tous ceux qui vous aiment et pour notre pays tout entier. Je fais des vœux ardents pour un recouvrement complet de ces forces brillantes qui nous seraient si nécessaires dans la prochaine discussion dont j'attends ici le résultat avec une inexprimable anxiété.

Cette grande et redoutable affaire de Rome nous aura l'un et l'autre exposés au sacrifice de notre vie ; je suis tout fier de cette analogie de nos destinées. Vous avez servi la sainte cause avec d'incomparables talents ; il me suffit, quant à moi, de penser que je vous étais unis dans cette circonstances par les mêmes sentiments et par les inspirations de votre propre cœur. J'aurais besoin de vous confier chaque jour mes résolutions, mes doutes et toutes nos vicissitudes dans me cours de ces négociations si difficiles ; ma longue maladie et ensuite le torrent des affaires m'ont enlevé ce plaisir d'une si charmante intimité. Je suis également bien en retard avec madame de Falloux qui a eu l'extrême bonté de me donner de rassurantes nouvelles de votre santé, et en même temps, de me faire parvenir, sur l'incident de la lettre de Mr. le Président1, un récit que j'avais deviné et devancé auprès du S[ain]t Père, après avoir reçu  ces informations moins complètes de M. de Tocqueville. Soyez assez bon pour exprimer à madame de Falloux ma profonde et respectueuse reconnaissance. Sa lettre était d'une très    grande élévation d'âme et quoique encore bien troublée, elle me paraissait plus préoccupée de votre considération personnelle, vis-à-vis le S[ain]t Siège, que de votre santé même.  N'ayez aucune inquiétude, mon cher ami, le Saint-Père a parfaitement apprécié vos dispositions véritables ; il n'a jamais eu le moindre doute sur votre compte, et quand j'ai pu lui lire moi-même vos dernières lettres, j'ai joui du plaisir de ses continuelles interruptions :« quelle belle lettre ! Comme cela est bien dit et bien senti ! Il n'y a que M. de Falloux qui puisse parler ainsi » Malheureusement les résolutions du Saint-Père n'ont pas répondu à mon attente. Sa sainteté est remplie de scrupules qui l'empêchent d'agir à propos et comme j'ai pris la liberté de le lui dire : « il est bien regrettable que sa souveraineté spirituelle mais si souvent en quarantaine sa souveraineté temporelle. » Dans les temps de révolution comme les nôtres, il serait fort nécessaire d'agir plus vite et avec à propos. J'ai beaucoup de peine à faire comprendre à nos amis que l'église n'est pas astucieuse, mais simplement formaliste, comme un pouvoir éternel doit l'être. Cette considération qu'on doit toujours avoir présente à l'esprit, quand on traite avec un pape, ne m'empêche pas d'être à ma façon du nombre des impatients, car je tremble de voir se disloquer notre majorité sur les deux questions de Rome et de l'enseignement. L'urgence de péril de tourmente jour et nuit. Je ne pourrais rien ajouter, mon cher ami, aux énormes dépêches que j'envoie sans cesse à votre collègue Mr de Tocqueville, pour vous expliquer toute notre situation. Je l'ai prié de vous les communiquer exactement et je vous supplie de les lire avec attention et indulgence. J'ai traversé de bien grave embarras ; il dépend de vous de m'en m'épargner de nouveau, et de nous faciliter ici un heureux dénouement. Ma volumineuse correspondance officielle a beaucoup nui à celle que j'aurais tant voulu entretenir à votre adresse ; elle m'a complètement absorbé et j'ai passé mon temps à faire comme le cardinal de Retz2 qui, après un bout de conversation avec Mr le Prince, passait dans le cabinet, à côté, pour rédiger ce qu'il venait de dire, puis retournait à sa conférence pour écrire encore. Il est difficile d'être en règle avec ses amis quand on mène une pareille vie ; mais, vous seriez bien aimables de ne pas attendre mes provocations et de m'écrire de votre côté un peu plus souvent. Je trouverais dans vos confidences mes meilleures instructions.  MM. Boulatignier3 et Fremy4 m'ont paru jugé très sainement nos relations avec le Saint-Siège ; ils vont à Portici et je leur remets la lettre ci incluse pour le Saint-Père. Elle vous fera connaître les pressants conseils que je crois devoir donner. Il m'a semblé que si le Saint-Père accueillait bien nos collègues, cela pourrait être d'un très bon effet en France et en particulier dans l'assemblée. MM. Boulatignier et Fremy sont peut-être un peu trop centralisateurs pour les états pontificaux, mais ce sont après tout des hommes expérimentés, très honnêtes, très conservateurs, et l'étude approfondie de ce pays rectifierait aisément ce qu'il peut y avoir d'exclusivement français dans leurs opinions.

Toute cette lettre est confidentielle, mon cher ami, et pour vous seul. J'ai bien des raisons pour qu'il en soit ainsi ; je n'ai pas besoin de les exprimer parce que votre délicatesse ira au-devant de mes précautions. Permettez-moi de vous dire qu'il serait dangereux et injuste d'accueillir le g[énéral]l Oudinot comme le coryphée du parti catholique. N'oubliez pas qu'il est l'auteur des premières proclamations qui passaient sous silence le but essentiel du rétablissement de l'autorité pontificale. Quand j'ai rappelé ce but dans ma lettre que vous avez citée à la tribune, il m'a écrit pour me dire que je compromettais son entreprise. Le 29 mai, il avait adhéré avec M. Lesseps1 à un projet de traité qui contenait l'éventualité de la suppression du pouvoir temporel du pape. Toute sa conduite n'a été depuis qu'un gâchis de vues fausses et d'insigne faiblesses. Le général Rostolan2 qui représente bien mieux que lui le véritable parti de l'ordre à Rome l'a bien jugé par ce mot assez plaisant : « ce n'est qu'un charmant voisin de campagne.»

Dans la nuit du 2 au 3 juillet, en présence de M. de Latour d'Auvergne3 et de M. Mangin4, j'ai lutté pendant trois heures contre son projet de capitulation qui reconnaissait l'autorité révolutionnaire et maintenait toutes ses forces. Il m'a fallu exhiber des pouvoirs extraordinaires pour l'empêcher de signer cette odieuse capitulation. Après son rappel, il est vrai, il paraît avoir voulu opposer à ladite grâce apparente du gouvernement une sorte de faveur papale et napolitaine ; mais ce n'est qu'une nouvelle platitude, et vous feriez bien dans l'intérêt du gouvernement, et de la vérité, de prémunir discrètement vos amis contre l'effet de ses discours. Le même général Rostolan, qui est un homme bien précieux, disait dernièrement en parlant de la politique de rupture que le cabinet, Dieu merci, a repoussé : « si elle se réalise, je n'ai plus qu'une chose à faire, c'est de monter sur la Trajane, de tirer mon sabre et de faire le moulinet dans le vide. »

Adieu mon cher ami, je vous embrasse de tout mon cœur avec les plus tendres et dévoués sentiments.

F. de Corcelle

Offrez, je vous prie, mes meilleures amitiés à Montalembert, et mes bien affectueux hommage à Mgr Dupanloup. Le Saint-Père m'a dit formellement qu'il ne prendrait pas part dans la polémique qui divise les catholiques, et qu'il adoptait pour son compte vos explications. Le card. Antonelli5 a tenu devant moi le même langage. Voilà M. votre frère chanoine de Saint-Pierre6. Cette faveur n'a rien qui puisse vous déplaire, et je crois qu'elle enchante. Il est un peu mobile, et tout le contraire de votre profondeur d'esprit, pour les hommes et les choses, mais avec un bon cœur et de très bonnes intentions. En ce moment, il en veut à nos généraux pour une querelle de logements. Ravignan qui a reçu, bien malgré lui la soutane violette fait en ce moment un pèlerinage à pied vers Notre-Dame de Lorette avec le sac sur le dos. Nous avons tous prier avec ferveur pour le rétablissement de votre chère santé.

Notes

1Il s'agit de la lettre du 18 août 1849 du Président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, au lieutenant-colonel Edgar Ney, son officier d'ordonnance à Rome et dans laquelle il faisait par de sa désapprobation du à l'encontre du régime autoritaire rétabli à Rome et rappelait les réformes libérales voulues par la France.
2Gondi Jean-François Paul de, cardinal de Retz (1613-1679), homme d'état et écrivain.
3Boulatignier, Sébastien Joseph (1805-1895), homme politique. Élu député de la Manche à l'Assemblée constituante où il siégeait avec la droite, il démissionna après avoir été nommé au Conseil d’État, le 20 avril 1849. Après avoir protesté contre le coup d'état, il se ralliera au régime et fera partie du Conseil d’État réorganisé.
4L'un et l'autre avaient été envoyé en mission par le gouvernement.
1Lesseps, Ferdinand Marie, comte de (1805-1894), diplomate et ingénieur. C'est comme diplomate, en tant que consul au Caire et à Alexandrie entra dans la vie active. Ministre plénipotentiaire en Espagne d'avril 1848 à février 1849, il fut envoyé à Rome en mai 1849 pour ouvrir des négociations avec la jeune République romaine peu après l'expédition du Général Oudinot. Victime de la politique quelque peu sinueuse de l’Élysée en ce domaine, il abandonna la carrière politique pour se consacrer à la collecte de fonds nécessaires à la création du Canal de Suez. Peu après l'ouverture du canal (1869), il soutiendra d'autres grandes entreprises telles que l'établissement de liaisons ferroviaires en Asie, le canal de Panama ou le transsaharien.
2Rostolan, Louis de (1791-1862), général. Conservateur, il avait été mis à pied en février 1848. Rappelé par Louis-Napoléon Bonaparte, il fut envoyé à Rome. Ayant refusé de rendre publique la lettre de Ney (voir note ci-dessus). il démissionna quelques semaines plus tard.
3La Tour d'Auvergne, Henri Godefroi Bernard Alphonse de (1823-1871), diplomate. Alors secrétaire d'ambassade à Rome, il sera nommé ambassadeur de France en Toscane (1855), à Turin (1857), à Berlin (1859), puis auprès du Saint-Siège, en 1862.
4Préfet de le police française à Rome. Nommé en 1849, il y restera jusqu'en 1865.
5Antonelli, Giacomo (1806-1876), administrateur ecclésiastique italien. Fait cardinal en 1847 par Pie IX, puis secrétaire d’état, il organisa la fuite du pape à Gaëte en 1848. Il était devenu tout-puissant dans les États Pontificaux.
6Son frère Frédéric de Falloux était devenu chanoine de Saint-Pierre.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «12 octobre 1849», correspondance-falloux [En ligne], Années 1848-1851, Seconde République, Année 1849, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 21/03/2013