CECI n'est pas EXECUTE 14 mai 1871

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14 mai 1871

Edmond Mallac à Alfred de Falloux

Maintenon1, ce 14 mai 1871

Mon cher comte,

J'ai passé quinze jours à Versailles et je retourne à Changy pour reprendre les mancherons de la charrue. J'ai assisté à Versailles à de tristes spectacles. Le plus triste de tous, c'est celui que présente cette assemblée qui devait nous sauver et qui se perd en nous perdant. Elle contient des éléments excellents ; de nobles cœurs, des esprits cultivés, une foule de talens [sic] et de mérites secondaires, mais jusqu'à présent, je n'aperçois dans ses rangs ni un homme, ni un caractère. Cet homme et ce caractère, c'eut été vous si la souffrance ne vous retenait pas captifs au Bourg d'Iré. Je vous plains d'autant plus vivement que je suis menacé des mêmes maux que vous ; j'ai, moi aussi des névralgies et je sais, par ma dure expérience, ce que vous pouvez souffrir. Mais, les souffrances auxquelles je suis condamné n'intéressent que moi seul, tandis que les vôtres sont un malheur public. L'assemblée flotte sans gouvernail ; personne ne la dirige, personne ne peut se représenter à la tribune avec l'autorité que donnent seuls la fermeté de l'esprit et l'éclat du terrain. Cette assemblée qui est pleine de bonnes intentions, qui est vraiment monarchique, reste livrée à l'audace d'une minorité qui affiche la prétention d'être la majorité du pays. Cette audace serait vaine, si elle n'était soutenue par la complicité de M. Thiers. Grâce à cette complicité, les pires représentants du gouvernement du 4 septembre règnent et gouvernent, ils remplissent la haute et basse administration de leur s créatures et la France qui voulait s'affranchir de ce joug odieux par l'élection du 8 février, se trouve plus que jamais soumise aux plus fatales influences. Dans ce péril extrême, l'assemblée veut un chef et tous les yeux se tournent vers vous. On se demande pourquoi vous n'êtes pas dans l'assemblée ? Personne ne se résigne à croire que vous êtes trop malade pour ne pas venir à Versailles, dussiez-vous rester dans votre lit pour ne paraître à l'assemblée que dans de rares occasions. Moi qui sait toute l'étendue de votre souffrances, je n'ose pas trop insister. Mais, sachez bien que vous êtes nécessaire, que personne ne peut tenir votre place vide et que votre absence est une véritable calamité. J'ai passé hier une heure chez votre ami M. de Rességuier et nous nous sommes trouvés d'accord sur tous les points. Il m'a lu votre longue et belle lettre qui résume, dans un magnifique langage l'ensemble de nos maux et les remèdes qu'il faudrait y appliquer. Je voudrais voir cette lettre dans toutes les mains et affichée sur toutes les murailles de Versailles. M. de Rességuier m'a dit qu'il avait l'intention de la lire à M. Thiers. Je lui ai répondu que M. Thiers ne se laisserait pas infliger le supplice de cette lecture. M. Thiers a trop de sagacité pour ne pas avoir le sentiment de ses fautes ou pour mieux dire, le sentiment de ses forfaitures : il ne souffre pas qu'on lui lise un pareil acte d'accusation. Il sait mieux que nous qu'il achève de perdre la France, mais que lui importe la France, pourvu qu'il règne au même titre que son héros, le premier Consul Bonaparte2 ! Le rêve de sa vie  été d'atteindre au pouvoir suprême, de commander les armées, de traiter d'égal à égal (il se l'imagine du moins) avec les souverains de l'Europe. Ce rêve est réalisé. Quo non ascendam3. Plus heureux que Fouquet4, il règne à Versailles ! L'assemblée souveraine de nom, ne lui porte aucun ombrage. Il ne la fera pas jeter par les fenêtres, comme au 18 Brumaire ; il ne lui fera pas fermer les portes du Palais, comme au 2 Décembre 1851. Mais il achèvera de la déconsidérer en l'insultant impunément et en l'obligeant sur l'heure même, à demander pardon des insultes reçues si humblement. Et puis, le jour où la déconsidération sera complète, il demandera à cette assemblée de se dissoudre sous le prétexte qu'elle a accompli son unique [mot illisible], celle de faire la paix. Un nouvelle assemblée sera élue. Elle sera fabriquée à l'image du maître, c'est-à-dire qu'elle ne sera ni bonne, ni belle, mais elle sera humble et docile et préparera les voies au retour de l'Empire. Lisez une lettre de M. Dugué de La Fauconnerie5 adressée à la Gazette de France que je vous envoie. Vous verrez que les espérance des bonapartistes sont à court terme.

Venez donc à Versailles pour tâcher de conjurer cette nouvelle honte, à ce nouveau malheur. Si vous ne pouvez pas venir à Versailles, permettez qu'on publie votre lettre ? Elle ouvrira des yeux à des hommes faibles qui ne veulent ou ne savent pas voir. Je ne vous demande pas si vous avez lu la lettre de M. le C[om]te de Chambord6. On la trouve très belle et très opportune. Est-ce aussi votre sentiment ?

Adieu, mon cher comte, M. le duc de Noailles et Mme la marquise de La Ferté7 me chargent de les rappeler à votre souvenir et [mot illisible] l'expression de mes sentiments bien affectueux et bien dévoués.

E. Mallac

Changy-les-Bois (Loiret)

Notes

1Situé sur la commune de Maintenon, en Eure-et-Loire, le château de Maintenon était la propriété de la famille de Noailles.
2A. Thiers est l'auteur d'une Histoire du Consulat et de l'Empire.
3Synonyme d'une ambition exagérée, cette expression latine signifie "où ne monterai-je pas".
4Nicolas Fouquet (1615-1680), homme d'état. Surintendant des finances, il était l'homme fort à l'époque de Mazarin. Condamné pour malversations, il sera arrêté et destitué en 1661 sur ordre de Louis XV.
5Directeur du journal bonapartiste L'Ordre de Paris.
6Lettre de M. le Comte de Chambord sur l'état présent et l'avenir de la France, 8 mai 1871
7Sans doute Jules de Noailles (1826-1895) et son épouse Clotilde, née de La Ferté (1831-1931).

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «14 mai 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 25/02/2013