CECI n'est pas EXECUTE 20 septembre 1880

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20 septembre 1880

Louis Baunard à Alfred de Falloux

21 septembre 1880,

M. le Comte,

La confiance avec laquelle vous voulez bien me parler de Mgr l'évêque de Poitiers m'impose pour premier devoir de vous en remercier car c'est me rendre un vrai service que d'attirer mon attention sur les points en litige. Mon second devoir sera d'étudier plus à fond ces graves sujets de débat ; je n'y manquerai point. Je vous dois réciproquement de vous expliquer moi aussi ma pensée, dût-elle n'être pas en plein accord avec la votre. Une pareille ouverture ne saurait en rien préjudicier au respect que je dois et que je porte à un homme tel que vous. D'abord M. le comte permettez moi de vous assurer que je ne suis pas de ceux, s'il en existe quelque uns qui sous l'étiquette de leur attachement aux enseignements du Saint-Siège veulent cacher leurs idées ou leurs passions personnelles. Quand je vous ai écrit que dans mon entreprise je ne voulais être guidé que par le seul esprit de foi1, je ne croyais pas que l’ambiguïté puisse trouver place sous ces mots, que vous me dites cependant n'avoir point dissipé vos alarmes. J'ai voulu dire sans arrière pensée que les décisions de Rome étaient pour moi comme pour vous une règle souveraine de croyance et de conduite. C'est la seulement que je trouve ce que j'appelais tant bien que mal la lumière "tranchée", entendant par ces mots une lumière nettement séparée des ténèbres. Si je me suis fait mal comprendre vous me le pardonnerez. Or, quand avons-nous eu un plus pressant besoin de ces franches et décisives affirmations qu'au sein des malentendus ou des ignorances de nos jours ? Et quel autre que l’Église a le pouvoir et le devoir de les faire luire sur le monde ? Sans doute à coté de ces jugements péremptoires qui rallient l'assentiment unanime est catholique, il y a place encore pour des doctrines et des opinions plus ou moins "proches de la foi", comme nous les appelons. Ici encore à défaut des définitions suprêmes de l’Église, je m'attacherai à son esprit, manifesté par les instructions des déclarations pontificales telles que celles dont le Syllabus2 contient l'inestimable trésor. Voilà M. le comte, peut-être banal mais indispensable avec lequel j'espère me faire ouvrir la porte de tous les sincères amis de la vérité catholique. J'ai dit que cette lumière que j'appelais tranchée serait aussi dans mon livre une lumière sereine c'est-à-dire dégagée de l'esprit de passion. Ici vous redoutez grandement pour l'impartialité de l'historien, les inspirations de ceux qui lui ont confié la mission de raconter la vie du cardinal. Je n'ai pas, M. le comte, à entrer dans l'appréciation plus que délicate des personnes dont quelques unes ont un caractère sacré. J'ose vous dire cependant que si vous connaissiez Mgr Gay de plus près et sa pieuse mansuétude vous auriez plaisir à reconnaître par vous même qu'il n'est guère homme à pratiquer "la calomnie la plus caractérisée", ou à "condenser le venin" que vous avez trouvé dans le panégyrique de son illustre ami. Quoi qu'il en soit, ni lui ni son entourage n'ont dit une parole pour m'influencer ou me passionner ; ils ne m'ont rien demandé et je ne leur ai rien promis que la pure vérité. Et quand je leur ai dit que pour écrire cette histoire brûlante d'actualité, je me placerais au point de vue élevé, libre et calme où je serais si j'écrivais ds 50 ans d'ici, ils m'ont répondu : "C'est cela !" Maintenant pourquoi sont- ils venus à moi de préférence ? Outre que leur indulgence les inclinait à ce choix, il semble probable que mes écrits leur offraient certaines garanties doctrinales mais certainement ce n'est pas parce qu'ils attendaient de ma plume une œuvre de violence. Ils fussent trompés. Restent deux  faits que vous rappelez comme vous ayant laissé de Mgr Pie un souvenir pénible : la part prise par lui dans le dissentiment de M. le duc de Broglie et de Dom Guéranger et les sévérités de l'évêque de Poitiers envers M Cousin. Vous vous demandez : "Ici que dira l'historien ? Il ne le sait pas encore et ne peut le savoir. L'historien commencera quand il sera arrivé là par étudier son dossier confronter toutes les pièces, y compris celles dont vous l'avez enrichi ; puis il prononcera en connaissance de cause, en toute justice et loyauté. Vous ne demandez rien de plus. Hélas oui M. le comte, je soupçonne avec vous que dans ces deux affaires, et bien d'autres encore, il y a eu une trop grande part d'emportement. Mais qui osera décider de quel côté la passion s'est montrée plus ardente, dans ces conflits qui depuis vingt-cinq ans, disent si tristement les catholiques ? Quant à M. Cousin, j'honore le sentiment chrétien qui vous a intéressé au retour de cette intelligence distinguée, j'ai partagé cet intérêt particulièrement dans  l'hiver que je passai prés de lui à Cannes3, en 1861. Mais j'eus bientôt la douleur de reconnaître en lui un esprit fermé systématiquement au surnaturel, échappant aux étreintes d'une foi positive par les mille subterfuges d'une nature déliée et trompant par l'emphase d'une parole teintée légèrement de religion, qui faisait de lui un très dangereux séducteur d'âmes. Dans ce cas que beaucoup admettent, faut-il reprocher aux pasteurs d'avoir crié au loup qu'ils avaient reconnu sous la toison des brebis ? Reste votre  jugement final sur le talent et le caractère de Mgr Pie. En somme je me permets de le trouver bien sévère ; vous êtes, M. le comte, beaucoup trop mécontent de votre propre ouvrage. Ainsi vous me paraissez lui dénier trop gratuitement le titre "d'évêque militant". D'autres sans doute ont combattu sur le rempart extérieur. Lui  lutte dans la citadelle, au cœur même de la place. Je ne puis encore une fois, formuler sur l'homme et l'évêque un jugement complet, n'ayant encore élucidé que ses vingt premières années. Du moins puis-je vous dire qu'il se montre dans ses commencements, d'une beauté d'âmes ravissante. Je serais bien étonné et encore plus désolé qu'un matin si pur n'eut préparé qu'une journée couverte de tant de nuages. Je finis en m'excusant d'avoir osé placé ma manière de voir en face de la votre, si autorisée. Combien je me sentais plus porté à vous offrir mes douloureuses sympathies en présence des événements qui menacent votre grande loi de 1850, dont je puis vous dire les fils, car nous avons été élevés par son bienfait et que vous devez pleurer au double car vous en êtes le père. Je suis heureux de m'arrêter sur ce sentiment de ma reconnaissance dont je vous prie d'agréer l'hommage avec celui de la vénération de votre obligé serviteur.

Baunard

Notes

1Voir lettre d'A. de Falloux à l'abbé Baunard du 17 septembre 1880.
2Dans le Syllabus du 8 décembre 1864 qui accompagnait son encyclique Quanta Cura, Pie IX condamnation la société moderne et tout ce qui s'y rattachait, le libéralisme, le socialisme et le rationalisme. Pour les catholiques libéraux, il s'agissait d'un véritable désaveu de leurs opinions. Éprouvant un profond désarroi, plusieurs d'entre eux, notamment Montalembert, A. Cochin et le duc de Broglie songèrent à quitter le Correspondant. Il faudra toute l'autorité de Falloux pour les en dissuader. L'interprétation de Mgr Dupanloup du Syllabus qui distinguait la thèse et l'hypothèse redonna espoir aux catholiques libéraux.
3C'est à Cannes que V. Cousin vécut ses derniers moments.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 septembre 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1880, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 07/04/2013