CECI n'est pas EXECUTE 19 juillet 1885

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19 juillet 1885

Joseph de Bennetot à Alfred de Falloux

Balambit par Castres (Gironde), 19 juillet 1885

Cher maître,

La bordure de ce papier vous dira que la mort est venue de nouveau frapper à ma porte. Le mois dernier, j'ai eu la douleur de perdre mon dernier frère, enlevé à 28 ans par une maladie de cœur. Nous avons été quatre, me voilà seul ! En quelques années que de deuils et d'épreuves ! Je vous aurais associé plus tôt à mon chagrin, sans une sotte aventure qui m'a condamné plusieurs jours au repos : mes chevaux sont partis pendant qu'on les attelait. Tout s'est borné à des dégâts matériels ; mais j'ai éprouvé une telle émotion en voyant le péril de mes enfants qui jouaient devant la voiture emportée que je suis resté quelque temps sans pouvoir écrire. Voilà pourquoi je suis de toute façon si en retard avec vous. Je conclus de votre voyage en Normandie que votre santé est tout à fait bonne. Tant mieux pour vous et pour beaucoup d'autres. Tant mieux aussi pour vos Mémoires en vue desquels vous faisiez des recherches qui auront été fructueuses, je l'espère ! En les attendant - jusqu'au XXème siècle au moins, si vous persistez à ne les vouloir publier que post mortem, je voudrais bien tromper ma faim en lisant vos deux derniers volumes annoncés et modérément écrémés par le Correspondant. Je les demande sans vergogne, préférant de beaucoup les recevoir de votre main que de les acheter. N'en déplaise au médecin qui s'est soigné à Bagnoles, je soutiens que les Pyrénées valent mille fois mieux. Je n'ose cependant pousser l'égoïsme jusqu'à souhaiter que votre saison là-bas ait été sans aucun fruit. Mais je désire que vous soyez l'année prochaine, dans l'obligation d'achever votre cure à Cauterets1, car je vous appréhende au passage et c'est, vous le savez, mon vœu le plus cher. Vous êtes ou devriez être tellement blasé sur vos succès que je ne parle pas par acquit de conscience de votre succès à Chartres, où vous aviez appelé d'Angers. Je glisse aussi sur l'Académie où vous avez eu du moins le plaisir de fermer la porte au nez, trop audacieux vraiment de Léon Say2, et je viens vite au gros événements du mois : la lettre du cardinal Pitra3 et la riposte de Léon XIII ! Hé Hé voilà un coup droit qui n'a pas fait rire les veuillotins en Gascogne. Tous leurs efforts tendent à démontrer qu'en frappant le Journal de Rome, le Pape a blâmé non son attitude et ses doctrines mais uniquement les polémiques entre catholiques en général ! Un bon curé de mes environs me soutenait même ces jours-ci que Léon XIII avait eu affaire à M. Durand-Morumbeau4 à cause de sa docilité. L'Osservatore, ajoutait-il, n'aurait pas obéi au Vatican, et quel scandale ! Ce qui est plus dangereux, c'est l'attitude de certaines feuilles en vue des élections prochaines. Avez-vous le loisir de lire le Pélerin et la Croix ? Leur appel aux catholiques sur le terrain électoral dépasse à mon avis les folies de l'Univers. Or, dans notre région au moins, ces deux petites feuilles pénètrent peu à peu partout. Comment les évêques, au lieu de se borner à écrire à Rome ou à Paris des lettres d'adhésion, ne prennent-ils pas des mesures contre ces enfants perdus qui compromettent si gravement notre cause ? J'ai la bonne fortune d'avoir en ce moment M. Boudy dans mon voisinage. Je l'ai à peine vu depuis son arrivée: une piqûre de mouche au poignet l'avait rendu assez souffrant. Heureusement que ces vilaines bêtes sont moins dangereuses sur les bords de la Garonne que sur les rives de la Charente où ce pauvre Fromentin, que vous goûtiez tant, a trouvé une si triste mort ! J'irai avec plaisir ces jours-ci, prendre langue avec le Tuquet sur nos vœux et nos espérances. Hélas! celles-ci me paraissent bien légères! Qu'espérer avec le suffrage universel ! Pour le ramener au bon sens, il faudrait, je le crains, une catastrophe retentissante, et cette politique là n'est pas la vôtre, ni, par conséquent la mienne, cher maître. Il n'en faut pas moins lutter courageusement aux élections prochaines. Ici notre liste est prête et l'entente complète avec les bonapartistes raisonnables5. Je crains seulement qu'on n'ait pas fait aux bleus incontestablement bleus une part suffisante. Des hommes comme le marquis de Lur-Saluces6 inspireront toujours d'insurmontables préventions à la haute bourgeoisie très influente à Bordeaux et qui est loin d'avoir l'esprit politique de vos Blavier7 et de vos Goubert. Je vous renouvelle, cher maître mes plus dévoués et mes plus respectueux sentiments.

Joseph de Bennetot8

Notes

1Station thermale des Hautes-Pyrénées.
2Jean-Baptiste Léon Say (1826-1896), économiste et homme politique. Collaborateur influent au Journal des Débats, en 1855, administrateur de la Compagnie des chemins de fer du Nord, en 1857, il entra en politique en 1869 en devenant conseiller général . Directeur du Journal des Débats en 1870, il se fait élire à l'Assemblée nationale de 1871 où il siégea au centre gauche. Il fut ministre des Finances à quatre reprises (1872-1873 ; 1875-1877 ; 1877-1879 ; 1880) et ambassadeur à Londres (1880). Élu au sénat de 1876 à 1889, il en fut le président de 1880 à 1882. Candidat à plusieurs reprises à l'Académie français il en sera membre en 1886.
3Pitra, Jean-Baptiste (1812-1889), bénédictin, historien de l’Église et patrologue. Sacré évêque de Frascati le 1er juin 1879, il avait été transféré au siège de Porto et Sainte-Rufine en mars 1884 en tant que sous-doyen au Sacré Collège.
4Durand-Morimbau, Henri dit Henri Des Houx (1848-1911), journaliste. Agrégé de lettres, puis professeur de rhétorique, il passe au journalisme en 1876. Après la publication de quelques travaux littéraires dans le Correspondant, il se voit confié le poste de rédacteur en chef de La Défense, le journal de Mgr Dupanloup. Suite au décès de l'évêque d'Orléans, il fonde La Civilisation, un journal légitimiste qui fusionnera avec Le Clairon. Peu de temps après, le comte Jules de Boursetty lui offre la direction du Journal de Rome afin de contrer les idées jugées trop modérées du Moniteur de Rome. Victime de l'épuration de la presse intransigeante en 1885, il rédigea des Souvenirs d'un journaliste français à Rome qui lui valurent une condamnation par le Saint-Office. Légitimiste, il mènera campagne contre le ralliement au comte de Paris.  
5Devant se dérouler au scrutin de listes, les élections à venir des 4 et 18 octobre 1885 avaient contraint les royalistes et autres conservateurs à former des listes avec les bonapartistes.
6Lur-Saluces, Eugène (1855-1922), avocat et journaliste. Monarchiste intransigeant, il sera avec Charles Maurras, l'un des maîtres à penser de l'Action française.
7Blavier, Aimé Étienne (1827-1896), ingénieur et homme politique. Originaire de Montjean, en Maine-et-Loire, il avait été élu au Sénat en janvier 1885 par son département. Membre de la droite, il sera réélu en 1888.
8Ancien secrétaire d'A. de Falloux.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 juillet 1885», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1885, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 07/04/2013