CECI n'est pas EXECUTE 4 novembre 1878

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4 novembre 1878

Werner de Mérode à Alfred de Falloux

Paris, 4 novembre 1878

Mon cher ami,

Toutes les fois qu'il faut montrer du courage et du bon sens, on peut compter sur vous:c'est là depuis votre campagne contre les ateliers nationaux, une vérité bien connue. Votre dernière lettre au Correspondant est une nouvelle manifestation des rares qualités que vous possédez à un si haut degré. En 1848 vous avez eu du courage contre l'émeute, en 1878 vous en avez contre les salons, ce qui chez les hommes de droite, n'est pas plus commun que le courage civil chez les hommes de guerre. Ce que vous dites dans le Correspondant1 est admirablement vrai, mais je n'avais pas besoin de vous lire pour en être plus que convaincu : ce qui est neuf et excellent dans votre travail, ce sont les arguments, les citations, les auteurs sur lesquels vous vous appuyez : c'est là ce qui déconcerte vos adversaires et éteint le feu de L'Univers lui même, visiblement embarrassé  hier soir pour vous balbutier une réponse.

Vous aurez rendu un vrai service à la cause conservatrice, à celle de la monarchie raisonnable, en arrêtant nos nouveaux croisés dans l'imprudente campagne à la Don Quichotte, qu'ils étaient en train d'organiser. Vous aurez fait réfléchir une foule d'esprits indécis, de prêtres qui avaient bien l'instinct qu'on les engageait dans une voie, qui ne se rendaient seulement pas bien compte du pourquoi et du comment. Vous aurez fourni des arguments, des autorités à ceux qui pensent comme vous, n'osaient pas le dire et ne savaient pas trop comment défendre leurs sentiments. Votre article aura dégagé le bon sens latent, qui s'était déjà fait jour à Chartres2 m'a dit un cardinal, par le mouvement de déplaisir, qui avait couru dans l'auditoire, au moment ou ce mot de contre révolution3 avait été prononcé comme devant servir de mot d'ordre aux catholiques. La même éminence m'a dit M. de Falloux est un homme d'état. Elle n'a d'ailleurs pas autrement loué votre article, dont on la dit très contente.

Quel dommage, quelle folie que nous ne vous ouvrions pas l’accès à la tribune du Sénat, on y manque d'un chef, d'un homme posant bien les questions, hardi et prudent, d'un homme en un mot embarrassant pour nos adversaires. Tu es ille vir4. Mais on aime mieux n'être ps défendu, que de l'être par une personnalité qui déplaît, dont la supériorité gêne, on aime mieux être flatté que servi. On est des moutons en présence du loup, d'une bande de loups, et on ne veut pas de chien de bergers. L'instant cependant est suprême, nous allons [mot illisible] d'être majorité : c'est peut-être la dernière fois que nous pourrons élire des sénateurs de notre bord, nous sommes au lit de la mort. Ordinairement on s'y réconcilie, mais rien n'y fait, nous allons    avoir des luttes formidables à soutenir, nous aurions le plus urgent besoin d'un tacticien, d'une épée de la parole, cela crève les yeux, mais rien n'éclaire certains gens, il est évident que si vous eussiez fait partie de l'Assemblée à Bordeaux, M. Thiers eut été contenu, intimidé et n'aurait pas pu impunément sacrifier l'avenir de la France à sa petite ambition, Berryer était mort,  Montalembert était mort, seul vous pouviez lui dire les vérités, on vous a écarté, nous avons vu les conséquences de cet ostracisme imbécile. Aujourd'hui, on vous écarte encore, quand on pourrait tirer un si grand parti de vos aptitudes à la guerre parlementaire. L'imagination est vraiment confondue [deux mots illisibles] d'aveuglement, aller au combat sans artillerie, quand on peut en avoir, c'est le chef d’œuvre de l'impéritie et pourtant c'est là ce que nous voyons ce que nous touchons. Le Quos perdere vult, Jupiter dementat5 n'a jamais été plus évident qu'en ce moment suprême, la France est dans le ballon, on va couper la corde le 5 janvier et on se chamaille. On s'exclue comme on pourrait le faire sur la terre la plus ferme la plus solide dans les circonstance les plus à [mot illisible].

Pardonnez-moi de me soulager en vous écrivant des pensées qui m'accablent et agréez l'assurance de mes meilleurs, de mes plus affectueux sentiments.

W. Mérode.

Notes

1Publié dans le Correspondant du 25 octobre 1878, l'article de Falloux intitulé « De la contre-révolution » s'en prenait avec vigueur au comte A. de Mun mettant en garde les catholiques contre les risques d'une lutte de la religion placée sous la bannière équivoque de la contre-révolution à laquelle les conviait A. de Mun.
2Allusion au discours prononcé par A. de Mun à  Chartres, le 8 septembre 1878 dans lequel il proclamait que le terrain sur lequel les catholiques devaient se réunir était celui de la « Contre-révolution ».
3Dans son article, Falloux soulignait le caractère ambigü et donc néfaste du mot contre-révolution employé par A. de Mun. A ses yeux, une telle formule ne pouvait que susciter des « malentendus » voir des « tempêtes ».
4Citation latine, « Tu es cet homme ».
5« Jupiter fait perdre l'esprit à ceux dont il veut la perte ».

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 novembre 1878», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1878, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 07/04/2013