Année 1865 |
19 avril 1865
Alfred de Falloux à Jules de Bertou
Le Bourg d'Iré, ce 19 avril 1865
Cher ami,
Henri1 touche à la convalescence, mais enfin, elle n'est pas encore complètement acquise ; toute fièvre n'a pas cessé, et cette nuit n'a pas été exempte d'agitation. Cependant, M. Letort2 affirme toujours que le mal ne pouvait pas se dissiper plus vite. Mme d'Armaillé3 va tout-à-fait bien, mais l'état de sa tête est tel, qu'elle s'aperçoit à peine de l'absence d'Henry et ne s'en inquiète pas. Quant à la révolution ministérielle4 dont on vous a parlé, je ne la connais ni ne l'accepte, et vous pouvez en toute assurance affirmer ma profonde innocence à cet égard. On m'y avait bien fait quelques légères allusions au début de l'affaire Galitzin5 ; la crainte de lui faire du tort m'empêcha de demander ou de donner plus d'explications. Cette crainte me retient et doit nous retenir encore. Néanmoins, je ne pense pas qu'il puisse y avoir aucun inconvénient si vous vous bornez à dire que ce n'est pas du fond du Bourg d'Iré qu'on peut avoir la prétention de gouverner ni de supplier personne. Vous me donnez de Corcelle6 un résumé très clair et très substantiel ; ce que vous y ajouterez me fera grand plaisir, cher ami. Mais, si pour conquérir ce reste, il faut le poursuivre à vos dépens, sachez bien que mon principal intérêt est satisfait, celui du présent, et que quant à demander une réponse sur l'avenir, et particulièrement sur le départ du pape dans dix-huit mois, j'y renonce bien volontiers ; car, d'ici là on fera jouer de telles machines que les résolutions d'aujourd'hui peuvent être fort différentes des résolutions d'hier, et celles de demain encore plus différentes de celles d'aujourd'hui. Le langage du Cardinal Antonelli7, lu par un autre Rouher8 au Corps législatif, nous en donne un avant-goût. En portant à Mme de Castellane9 les plus vives tendresses de tout le Bourg d'Iré, en priant Antoine10 de ne pas me laisser oublier par l'abbé Frédro11, dès qu'il sera de retour, ne pourriez-vous pas faire parvenir par les Champs-Élysées l'observation suivante au nonce12 : - Le Monde13 qui s'est tant plus à insulter M. Thiers nominativement, depuis douze ans, ne peut pas même prendre sur lui de lui témoigner en ce moment une sincère gratitude14. La gaucherie à quelque chose de ridicule et de révoltant qu'on devrait bien tâcher de couvrir un peu. À défaut d'un homme de coeur, ne pourrait-on pas trouver un homme d'esprit qui prêta pour quelques jours à ce malheureux journal une attitude à peu près décente et qui ne blessa pas trop directement le sentiment public, à l'heure même où les sympathies ne demanderaient qu'à retourner vers Rome ? J'ai écrit hier à M. Thiers, bien brièvement mais bien sincèrement. Son discours et sa réplique forme à mes yeux un acte digne de l'admiration la plus émue de la part des hommes et digne, je l'espère, d'une bénédiction de Dieu. Dites à Albert [de Rességuier]15 de prendre pour lui aussi toute cette lettre, si vous voulez bien la lui communiquer. Je vous embrasse tous deux bien des fois.
Alfred