Année 1853 |
26 septembre 1853
Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux
Essay1 – Orne, 26 septembre 1853
Mon cher ami, je viens de me débarrasser d'une multitude de petites obligations et d'un très lourd arriéré de correspondance pour ne songer qu'à vos questions. Celle-ci exige deux lettres à part. Aujourd'hui je prélude pour une simple causerie avec le bien vice désir de justifier le silence que vous devez me reprocher. Mais d'abord je veux vous dire avec quelle émotion je viens d'apprendre l'accident de charrette auquel vous avez Dieu merci, échappé. Donnez, je vous prie, de prudentes instructions à votre cocher et ne vous exposez plus à nous envoyer, pour les journaux, de ces nouvelles ou le Te Deum est si près du De profundis. Vous aviez bien raison de me dire que votre personne était couverte de sonnette. Les gendarmes, la charrette, M. Magnan2 à vos côtés. Maintenant, votre dette à la mauvaise fortune est ainsi qu'aux entrefilets de la presse, est payée, je l'espère. Vos pauvres couvreurs sont-ils guéris ? Ce malheur plus sérieux que tous les autres n'a fait aucun bruit ; mais comme il m'a rendu témoin de votre bonté, il m'intéresse particulièrement. Je ne puis vous exprimer combien je me plais à ressasser intérieurement les tendres souvenirs de ma promenade en Anjou. Ce sont des provisions de bons sentiments qui vont m'aider à mieux vivre et qui charmeront longtemps les loisirs de ma profonde retraite. Celle-ci se prolongera jusqu'à la fin de décembre, et puis je compte passer le mois de janvier à Hyères chez un vieil ami malade. Où serez-vous alors ? Le chemin du Bourg d'Iré n'est guère celui de Provence. Cependant, il me serait doux de vous revoir avant de causer avec les divers personnages que je ne manquerai pas de visiter en route. L'un d'eux, celui qui a le plus d'autorité pour de pareilles informations, vient de m'écrire que le projet de mariage du jeune diplomate3 n'était pas complètement abandonné. « Il reste, me dit-il, une lueur d'espérance. Nous l'entretenons avec un soin religieux afin que si les circonstances devenaient plus favorables et les sentiments meilleurs, il fut toujours facile de venir vers nous. » La même nouvelle m'est venue de la famille du cousin dont l'habitation n'est pas très éloignée de la vôtre. J'espère donc encore, faiblement il est vrai, que tant de démarches n'aboutiront pas au célibat. J'ai de plus appris que les miens n'avaient pas à se reprocher les difficultés. Ils nous ont écrit croyant l'affaire faite. On ne comprend guère comment toutes les convenances qui recommandent cette union ne l'ont pas encore emporté sur les obstacles. Point d'objection sur la dot. Seulement, la jeune personne veut attendre son moment favorable et prétend qu'elle n'est pas pressée, parce que si elle paraissait l'être, son établissement serait mal jugé. Cela n'a pas le sens commun. Je me méfie d'une telle réponse ; et enfin je la préfère à ce qui m'avait été rapporté en premier lieu et je ne repousse pas la lueur d'espoir. Le beau-frère de Corinne paraît avoir eu beaucoup de parts à la négociation dont je vous avais entretenu, et par lui, toute sa société a été mise au courant de ce qu'elle ignorait au début. Alexis4 m'écrit qu'il a un peu moins à se plaindre de sa santé qu'à l'époque où je l'ai laissé dans sa ville. Amp[ère]5 vous a fort goûté, ce qui ne m'a pas surpris. Je l'ai entretenu de mes désirs au sujet de l'académie. Il m'a paru fort bien disposé. Alexis a répondu à mes nouvelles questions sur sa retraite et celle de ses amis. Ce sera le sujet d'une épître particulière dans deux ou trois jours. Je vous dirai également, avec une entière sincérité, ce que je pense du grand sujet qui vous occupe ou plutôt du chapitre spécial sur lequel vous avez bien voulu me consulter. Le parti de tout produire à la fois me semble aussi très préférable à la division. À votre place, je me hâterai décrire ce récit, mais non de le publier. Je ne connais pas du temps où il soit plus utile de gagner du temps. 1° parce que la réflexion en pareille matière est toujours bonne ; 2° parce que le dernier mot des situations n'est pas venue ; 3° parce que la liberté des explications complètes est encore trop gênée. Les adieux du camp de Satory6 sont-ils une préface de guerre ou simplement une spéculation sur la peur qu'on en a au moment où l'empereur de Russie7 entre en conversation avec celui d'Autriche8 ? Est-ce une sorte de manière d'utiliser l'effroi que l'on inspire pour son caractère et les vices de sa situation ? Vous le savez mieux que moi. C'est chose grave, toutefois, d'affirmer en ces conjonctures que d'ordinaire tout tend à l'égoïsme et à l'abaissement des nations dans la paix générale. Le fameux discours de Bordeaux9 : l'empire c'est la paix ! avait précisément la signification opposée. Il n'est plus temps de mépriser les richesses lorsque la providence les retire ou du moins les diminue sensiblement. S'il est vrai qu'il y ait déficit d'un tiers, sur les années moyennes, dans la récolte de cette année, une crise dans les fabriques, le commerce et les finances de l'État n'est-elle pas inévitable ? De nos côtés, c'est le tiers assurément. Dieu veuille qu'il en soit autrement chez vous et ailleurs, car indépendamment des souffrances auxquelles il est si douloureux d'assister, les disettes, dans les temps où nous vivons, amènent un affreux désordre moral. L'ordre matériel peut se maintenir à la surface ; mais jugez ce que les récriminations de la gêne ou de la misère apporteraient d'ébranlement dans des cœurs infectés de cupidité, d'orgueil et d'envie. Vous en avez vu l'effet par-dessus la littérature et les institutions de 1847. L'air entra tout d'un coup, dans le sépulcre de ce pauvre gouvernement et lui enleva sa dernière figure. Il est maintenant bien démontré que notre belle France est peu en état de résister à une mauvaise année agricole venant à la suite d'une année médiocre. Et puis faites des palais de cristal ! Du crédit pour tout le monde ! Des chemins de fer, des lavoirs, de semi-phalanstères, le Louvre, un nouveau Paris, le tout à grand renfort de statistiques et de balivernes dans les comices ! Une série de quelques jours de pluie va réduire toute cette enflure de gens qui n'oubliaient, dans leurs supputations, que les leçons du bon Dieu. Panem nostrum da nobis hodie10, Madame la statistique. Il faut dépendre de la providence et il est visible que l'industrie humaine, assistée de MM. Dupin11, Michel Chevalier12, Dumas13, etc., est fort exposée à tomber à chaque instant les quatre fers en l'air. Autrefois c'était l'orgueil du précieux tubercule. Grâce à Parmentier14 on était maître de sa destinée. Et voilà le précieux tubercule assez mal portant. Toutes les nations civilisées, d'ailleurs, en sont là. Aucune institution humaine n'est à l'épreuve de pareilles bombes. Puisque je me suis compromis avec la statistique, le crédit et la reconstruction universelle, je veux vous dire que je viens d'étudier la disette de 1846-1847 dans les documents qui nous étaient abondamment distribués, et, qu'à ma grande surprise, j'ai constaté les cinq chiffres suivants pour l'évaluation de la quantité des céréales produites annuellement pour la France :
75 millions d'hectolitres (M. de Gasparin15)
60 millions...............(Moreau16 et Jouis)
120 millions..................(Annales de la Charité)
100 millions..................(Millot17)
98 millions....................(le g[ou]v[ernemen]t)
De 60 à 120, la variation est de moitié. J'incline pour une quantité entre 75 et 95 y compris les semences. Les mercuriales qui ont tous les caractères des certitudes et précision désirables démontrent que le mal commencé en 1846 a toujours été croissant jusqu'en juillet et août 1847. La mercuriale du 1er septembre 1846 est égale, pour notre région, à celle du 1er septembre dernier. Depuis huit jours le prix baisse un peu ; mais les mois redoutables sont mars, avril, mai et juin. Le vieux blé qui nous conduit ordinairement jusqu'à Noël est épuisé dans notre pays. Il faut donc vivre quinze mois sur une moisson inférieure à celle des années moyennes. Dans quelles proportions ? Qui le sait ? Fac Bonitatem et pasceris in divitis terrae. Jacta cogitatum in Domino, et ipse te enutriet. Quærite ergo primum regnum Dei et omnia adjicientur vobis. Populum humilem satvum facies, Domine, humiliamini omnem sollicitudinem vestram projicientes in Dominum quoniam ipsi cura est de vobis. J'avais envie de chanter ces versets en réponse aux 8 à 900 questions de statistiques qui nous ont été récemment adressées par nos préfets. Le discours de Mgr Parisis18 m'a contristé. Quelle absence complète de mesures ! Votre Pie V19 m'a vivement intéressé et, ce qui vaut encore mieux, édifié. Je vais passer au pauvre Louis XVI. Nous en causerons. Mr Savinien Petit20 se charge-t-il de vos copies ? J'ai appris que vous désiriez aussi une copie du S[ain]t Augustin d'Ary Scheffer21. Vous avez bien raison. Je l'ai fort engagé à se faire honneur d'un tel placement. Sans cesse, mon cher ami, je me reporte aux lieux que vous habitez. Vos bons voisins, vos arbres, votre rivière. Votre ferme, tout m'a chargé comme une image ou comme un encadrement de votre belle vie. Combien ce peu de moments d'intimité m'a été doux ! Je vous aimais bien et croyais vous connaître pour vous avoir aimé dans quelques moments de nos grandes épreuves ; mais ces détails manquaient, et je tiens le repos de l'âme pour une épreuve non moins attachante. Madame de Falloux et votre chère fille22 n'étaient pas là pour vous compléter. Je serai plus heureux encore une autre fois. Veuillez offrir à cette douce adresse mes respectueux hommages, mes vœux les plus fervents. Ne m'oubliez pas auprès de Rességuier.
F. C.
On voit bien que vous avez écrit la vie de Pie V23 à une époque de lutte contre des ennemis qui depuis ont un peu reculé. Votre confrère et prédécesseur Balméo24 a éclairci depuis, avec plus de précision, ce qui touche à la tolérance. Je ne me souviens pas si vous avez fait remarquer que Palérrius25 avait été averti, pendant 28 années, avant de succomber dans ce procès, très politiques assurément, où il fut convaincu de longues trames avec les chefs de la réforme. Il y a une expression que vous auriez effacé dans votre maturité : « La domination religieuse et politique de l'Europe catholique sur l'Asie et l'Afrique etc. » La conquête catholique de ces contrées est en effet bien regrettable et elle a été retardée par la réforme ; on comprend ce que vous voulez exprimer ; mais il est dangereux d'associer ce mot domination aux deux autres. Suadenda fides non imponenda26. Je ne parle que d'un ménagement dans les termes, car nous sentons et pensons de même.