CECI n'est pas EXECUTE 15 novembre 1858

Année 1858 |

15 novembre 1858

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay1, 15 novembre 1858

Nos lettres, cher ami, se sont croisées. J'ai fort à cœur de vous remercier, sans différer, de votre belle communication. Ce tableau de nos misères est vrai, profond, saisissant, d'une modération qui ajoute beaucoup à l'effet. Aussi, je ne puis que vous exprimer ma complète admiration. Je tâche  de m'inspirer de vos éloquentes pages en écrivant à X2 dans le même sens mais m'autorisez-vous à en faire directement usage ? Elles sont bien propres à découvrir de funestes illusions. Un seul passage pourrait éveiller des susceptibilités, c'est celui où vous dites qu'à défaut du clergé, les laïques éclairés et courageux ont une mission. Il vaut mieux s'attribuer celle-ci sans établir formellement qu'on est réduit à suppléer ceux qui devraient parler et laissent dormir leur autorité.

Au fond, cher ami, je suis bien d'avis que nos doléances ne manquent jamais ; mais la situation générale est si compliquée, si mauvaise, qu'il me reste peu d'espoir en de tels efforts. Non assurément que je confonde l'esprit du S[ain]t Siège avec celui de notre clergé. A Rome, les qualités du gouvernement tempèrent, réservent tout. L'inspiration éternelle, le point de vue universel corrigent plus aisément les fautes que l'infaillibilité essentielle permet ; elle les préviennent quelquefois. Chez nous les réparations n'ont lieu qu'à force d’excès et après les plus cruelles épreuves. Cependant, à Rome, comme partout ailleurs, on ajourne les partis difficiles : « Videte, fratres, quomodo caute ambulatis, redimentes tempus quoniam dies mali sunt3. » C'est une des maximes de St Paul ; mais ce n'est pas la seule. Pour le moment, elle occupe la principale place, ce qui n'empêche pas l'habituelle réserve. Il est certain qu'il n'est pas commode de désavouer ou tout simplement de contenir un journal ultra-montain et revêtu de la faveur impériale4, qui a de si vifs et nombreux partisans dans le clergé français, autour du pape lui-même.

Que faire donc ? Entretenir les salutaires inquiétudes, montrer le ravage de la réaction contre les furieux serviles, les catastrophes qui sont inévitablement au bout de ces plates violences le danger de se préparer si mal au martyre en s'habituant, de plus en plus, à la faiblesse, à la Simonie, à la plus gallicane   subordination de l’Église envers les vices de l'état et de la société. Vous vous êtes admirablement acquitté de ce soin. Pour moi, je suis à votre école, sans attendre un coup de théâtre Magister eventus est. Nous ne pouvons guère prévenir ni remplacer aujourd'hui ce maître si dur. Vous savez, sans doute, que notre ami M[ontalembert] est reçu la nouvelle de son procès avec la plus noble résolution. J'ai reçu d'un de ses hôtes l'excellent M. abb. Greg. tous les détails de cette première impression. L'état de santé de M[ontalembert] me préoccupe beaucoup. On paraît croire à un internement. Ce sera, après tout, préférable à la captivité.

Les journaux anglais lui sont presque tous on ne peut plus favorables. Les <mot illisible> surtout sentent que le catholicisme n'est pas nécessairement une machine de servitude et l'ennemi radical des institutions de leur pays. Sous ce rapport, l'effet produit est considérable. M. aura aussi contribué à ralentir le zèle des fauteurs d'une guerre avec l'Angleterre. Mais cela ne pouvait-il s'obtenir sans suicide , Le courage de l’alliance anglaise, le courage libéral était probablement suffisant. L'imprudence est d'avoir voulu la compléter par une attaque véhémente au régime qui sévit. Quoiqu'il en soit, le reproche disparaît, pour moi, dans la sympathie profonde que j'éprouve. Je me considère, aussi que vous, comme étant en cause, et ne suis pas modeste. Nos amis légitimistes n'en continuent pas moins leur recherches de la popularité contre l'Angleterre. L'Union, à cet endroit, est tout ce qu'il y a de moins conforme, à son titre vis à vis de ceux qui admirent le plus durable spectacle et le plus éclatant exemple d'une liberté réglée, tout en admettant de légitimes précautions d'intérêt national. Je n'y vois de compliments, sans réserve que pour l'Autriche....On y défend  les engagements des noirs qui ne seront jamais que la restauration de la traite. N'est-il pas singulier que l'on se laisse faire une très bonne leçon libérale, à cet égard, pour l'Empereur lui-même ? Sa lettre au cousin est irréprochable, sauf l'adresse. Mon cher ami, nous ne sommes que des hobereaux, honnêtes sas doute, mais possédés par les haines et les vanités les plus frivoles. Tout cela a une odeur de garde du corps moisi. L'avenir ne semble pas là. Mon pauvre et excellent neveu m'en apprend de belles, par ses admirations et ses récits, sur les aveuglements qui enveloppent certains liens. Faut-il pour cela renoncer à de beaux songes ? Je ne conclus pas de la sorte parce que la réalité est encore plus triste que le sentiment de s'attacher à des rêves ; mais je sais que je rêve encore et ne veux à aucun prix rester dupe. La solitude, en de telles circonstances, est le plus digne état. Que je vous félicite d'avoir soulagé vos <mot illisible> en compagnie d'un aussi charmant ami qu'Alb[ert] de Ressé[guier]. Quant à celui-là, je l'aime bien éveillé et de tout mon cœur. Dites-le lui bien. Je vous dois le bonheur de son amitié, et je ne sais rien de plus consolant, de pus doux que d'être uni à une âme comme la sienne. Adieu, cher ami que j'aime à confondre dans les mêmes  vœux et la même sympathie.

Fr. C.

Je suis enchanté du choix de MM. Ber[ryer] et Duf[aure]5. Je viens d'écrire à celui-ci pour l'en féliciter.

Notes

1Village de l'Orne où se situe la propriété de F. de Corcelle.
2Xavier de Mérode, camérier de Pie IX.
3Ayez soin, mes frères, de vous conduire avec une grande prudence, en tirant le meilleur parti de chaque occasion  parce les jours sont mauvais (Eph.V,15-16).
4Il s'agit bien évidemment de L'Univers.
5L'un et l'autre sont avocats et plaideront au procès, Berryer pour la défense de Montalembert, Dufaure pour celle du Correspondant.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «15 novembre 1858», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire, Année 1858,mis à jour le : 15/03/2013