Année 1858 |
9 décembre 1858
Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux
Essay1, 9 décembre 1858
Cher ami,
Votre lettre est partie avec un commentaire très indigne du sujet mais aussi franc qu'il puisse être. Cet épigramme de la grâce donne lieu à des embarras inextricables. Je n'imagine pas comment son auteur pourra s'en tirer autrement que par un coup d'état individuel, soit que la cour aggrave, annule ou confirme purement et simplement. Si l'arrêt définitif s'exécute, la perturbation judiciaire restera évidente. L'accusé2 aura été placé dans l'alternative d'accepter une flétrissure ou d'aggraver sa situation en défendant en même temps son honneur et la loi. La justice aura de plus été violée et gravement influencée. S'il n'y a pas d'exécution, notre ami pourra, néanmoins, être envoyé arbitrairement à Batna, Carpentras, ou ailleurs, sans aucune protection légale. On n'en fera rien, sans doute ; mais tous les principes resteront foulés aux pieds. Que deviendra, cependant, le Correspondant3 ? J'imagine que sa situation ressemblera assez à celle des rats de la fable, détenus dans le creux d'un chêne avec une patte cassée. Dites-moi ce que vous ferez à cet égard. Sortirez-vous du creux ou bien attendrez-vous le moment d'être achevés ? Je viens de passer par de vives angoisses. La fausse nouvelle donnée par les journaux sur l'état d'Alexis a été déterminée par le départ précipité d'Hippolyte de T[ocqueville]4 commenté dans le Phare de la Manche. Comme je ne voulais pas vivre huit jours dans cette inquiétude, j'ai pris le parti d'aller aussitôt à Alençon et de demander des nouvelles par le télégraphe. Heureusement il existe une communication directe avec Cannes, et j'ai été promptement rassuré. C'est la réponse à cette dépêche qui a servi à la rectification de l'Union. Depuis ce temps, Alexis m'a écrit, par la voie ordinaire, qu'il allait sensiblement mieux ; que le doux climat de Provence lui rendait ses forces, de l'appétit ; que son médecin ne doutait pas qu'il put revenir, sans inconvénient, vers le nord, à la fin du printemps ; mais son état exigera un retour dans le Midi et beaucoup de ménagements. Voilà le côté bien triste quoiqu'il n'y est pas de grand danger immédiat. C'est un cathan chronique, près d'une poitrine non lésée, il est vrai, mais fatiguée et délicate. Alb[ert] de B[roglie] va mieux aussi. La santé de Mont[alembert] résiste parfaitement jusqu'ici. Nous avons eu d'admirable lettre de sa femme. Ce qu'il y a de bien étrange, c'est que du côté du maître et de la part des rancœurs soi-disant libérales on se rencontre dans la même prétention de revers notre ami au 2 décembre. Il est pourtant un peu dur de condamner son prochain au boulet perpétuel de cette estime pour l'ancien coup d'état et le régime qui a suivi. Je suis dans d'assez grandes affaires. Nous vendons notre part de La Grange5 dont Jules6 conservera le château et les bois. Les Maubourgs7 resteront propriétaires du reste. La conclusion prochaine peut, d'un moment à l'autre, précipiter mon retour à Paris. L'empire m'est très utile financièrement. Je n'ai eu, cette année, que de profit de tous côtés. Si j'obtiens une satisfaction que vous devinez, je chanterai, en ce qui concerne ma vie privée, les Nunc Dimittis8, de bien bon cœur, et quant à la vie publique, il est tout chanté. Un homme d'esprit, familier des grands, m'écrit que le vent est tout à fait à la paix malgré l'attitude du Piémont. Je le crois, I° par ce que l'Emp[ereur] doit voir que s'il brusquait les partis aventureux, il resserrerait la coalition qui existe en germe contre lui et le met sans cesse en minorité dans les conférences, malgré la peur et les ménagements universels ; 2° parce que l'excès de l'anarchie orientale en ramenant des questions du remaniement territorial, peut seul lui offrir la chance d'une division entre les confédérés, d'une combinaison nouvelle d'alliance pour trouver sa part d'avantages ; 3° parce qu'il se fait vieux et n'a pas grand intérêt à former de nouvelles renommées militaires ayant renoncé, pour lui-même, à ce genre d'influence ; 4° par ce que pour lui aussi bien que pour tout le monde, la guerre serait unie immense ouverture aux débordements de la démagogie générale, et une aventure illimitée. La seule indemnité qu'il puisse prétendre ne peut être en Orient, mais en Italie. Or, celle-là n'est pas une solution. Elle remet au contraire le monde sans dessus dessous et perpétue les guerres comme les révolutions. Il pourra donc cultiver des griefs élastiques tant en Piémont que dans les états Pont[ificaux] ; menacer un peu de ce côté pour modérer des rivaux sur d'autres points, et même pour jouer là une grande partie si la nécessité la plus extrême l'y réduit ; mais, au fond, je suis porté à croire que les espérances données au Piémont ne sont que cela. Partout, les grandes puissances ont un intérêt capital à gagner du temps, et le roitelet sarde ne peut rien de définitif par lui-même. S'il devançait le temps d'agir, il risquerait trop d'être brisé. Sa seule chance est dans l'Orient et celle-là n'est pas belle puisque le monde entier serait, par le premier succès même, en convulsion. Mandez-moi, vos marches diverses afin que je puisse vous rejoindre si mes affaires me délogent d'ici. En attendant l'aurore de 1859, bonne année sur vous tous, sur le château de Sauveterre9 et celui d'Iré ! Embrassez cet incomparable ami, et croyez à tout mon attachement.
Fr. de Corcelle.
Si je sais quelque chose sur l'accueil fait à la lettre, je vous le manderai aussitôt mais ce ne sera qu'indirect et assez long probablement. X10 sera circonspect. J'ai aussi profité de l'occasion pour parler de la Rochelle.