CECI n'est pas EXECUTE 4 novembre 1858

Année 1858 |

4 novembre 1858

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay – Orne, 4 novembre 1858

Mon cher ami, j'ai grand besoin de connaître vos impressions sur ce procès qui me paraît menacer très gravement l'existence du Correspondant. Dans ma profonde retraite, j'ignore les motifs de l'attitude prise pour notre cher M[ontalembert]. pensez-vous qu'il ait été dans l'obligation, pour notre honneur à tous, de faire sauter la S[ain]te Barbe1 ? J'aurais incliné pour un autre parti, et conseillé vie qui dure ; mais les circonstances de la résolution contraire m'étant inconnues, je n'exprime pas ici un jugement formel et comme une haute éloquence ne gâte rien à un grand courage, j'ai témoigné toute ma sympathie à notre ami2 sans y mêler la moindre critique. S'il n'a pas apprécié notre situation avec une suffisante prévoyance, je l'absous instinctivement pour ces mots : Nobilis culpa ! C'est le cri du soldat, bien ou mal dirigé, à côté de son drapeau troué par les balles. Puis je m'attendris sur une telle épreuve si aggravée par les souffrances de notre ami, fut-il en parfaite santé, la perte de sa liberté lui serait plus pénible qu'à un autre. La cage de l'aigle ne ressemble pas à celle du Bengalis. Je m'afflige de voir toute cette généreuse et poétique ardeur aboutissant aux écrous de la conciergerie, la joie d'un si parfait établissement troublée par de telles contraintes. Mais je ne veux pas pousser cette compassion jusqu'à la faiblesse, et puisque M[ontalembert] nous entraîne dans sa résolution, je l'admire en me fiant à son exemple. Les petites lâchetés ne lui épargneront pas leurs habituels commentaires. C'est bien le moins que ses amis ne répondent pas à son tocsin par trop de gémissements. Au fond, cher ami, les sentiments qu'il a exprimés sont les miens. Ces fureurs contre l'Angleterre témoignent bien évidemment la haine implacable des institutions libres ; elles poussent à une guerre désastreuse et compromettent l’Église quand on passe pour être son principal défenseur. L'Union obéit, sans doute à d'autres instincts. Pour elle, c'est une occasion de popularité à défaut de toutes celles qui lui échappent ; mais l'élite de ceux qu'il aurait fallu rallier y voit une solidarité avec L'Univers, et prononce de sévères jugements3. Je suis bien frappé de l'aggravation continuelle de toutes les fautes que nous n'avons cessé de déplorer ensemble. Le dernier pèlerinage collectif les a mis de plus en plus en relief, et les enchantements de mon cher neveu ne m'ont pas rendu l'espérance. On s'est habitué à l'isolement. Les illusions et tromperie réciproques, pleines d'une aveugle bonne foi d'ailleurs, se sont données une entière liberté d'allure qu'elles n'avaient pas au même degré quand il s'y introduisait une petite dose de contradiction. L'étroitesse est le caractère définitif, je le crains de cette cause si tristement conduite. Elle devient cellulaire. Ce n'est pas qu'on puisse lui imputer l'esprit d'émigration. Son patriotisme est fervent et sincère. Peut-être est-elle surtout provinciale. Je dis cela sans médisance pour la province que j'aime beaucoup à l'exception, toutefois, des sociétés exclusives si honorables qu'elles soient. Le <boston> est l'antipode de la saine politique. Quand vous verrai-je, cher ami ? Ne viendrez-vous pas, en janvier, faire une apparition à Paris et nous lire quelque chose de cet admirable testament qui vous a été confié ?  Ce sera l'époque de notre retour dans le voisinage de la Madeleine et pour plusieurs mois. J'achève ici d'assez grands travaux agricoles. Notre pauvre Alexis de T[ocqueville] a pris le parti d'aller passer l'hiver à Cannes pour s'y guérir d'une affection chronique des bronches autrement dit un <cathane> qui nous a d'abord rempli d'inquiétudes. Heureusement, la poitrine n'y est pour rien. C'est une simple infirmité. Alexis à Cannes, Alb. de Br. en Afrique4, Mont[alembert]5 en prison ; vous en Anjou... ! Quelle fin du monde ! J'aime à ranimer, dans cette détresse, tous mes tendres souvenirs et ceux qui me sont restés du Bourg d'Iré ne sont pas les moins doux. Veuillez, cher ami, offrir à Madame de Falloux les respectueux hommages qui sont unis à ces pensées, et croire à mon fidèle attachement.

Fr de Corcelle.

L'excursion de M. Len[ormant]6 en Italie me paraît très opportune. J'imagine qu'il n'aura pas négligé de plaider pour la bonne cause. Dites-moi au juste comment vont les bronches du Correspondant. Le baron Roederer qui figure à côté d'un Clermont Tonnerre, parmi les invités de Compiègne, n'est pas mon neveu7. Combien Mr. de Maistre8 souffrirait de cette publication, de ses requêtes et moindres placets avec des commentaires S[ain]t Simoniens et Cavouriens ! Ce qui touche aux instructions et à la politique de l'Autriche est néanmoins très intéressant.

Notes

1Institution d'enseignement secondaire catholique fondée par les jésuites en 1833, à Gand, en Belgique.
2Montalembert.
3Corcelle fait allusion aux orléanistes notamment qui continuaient de tenir rigueur à Montalembert d'avoir un temps apporté son soutien au coup d'état du 2 décembre.
4Albert de Broglie avait débarqué en Algérie le 25 octobre 1858.
5Allusion à la menace de six mois d'emprisonnement qui pèse alors sur Montalembert pour son article du Correspondant. Voir la lettre du 3 novembre de Falloux à son épouse, Marie.
6Lenormant François, (1837-1883), archéologue et écrivain français. Associé aux travaux archéologiques de son père, Charles L., il devint un numismate et un archéologue précoce et collabora également au Correspondant. Il effectuait effectivement un voyage en Italie.
7Sa sœur, Blanche Joséphine Tircuy de Corcelle (1787-1884) avait épousé, en 1822, Pierre-Louis Roederer (1780-1834) avec qui elle avait eu quatre enfants.
8Joseph de Maistre  (1753-1821), philosophe. Savoyard, il était sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Magistrat au Sénat de Savoie comme son père, il quitta la Savoie à l'arrivée des troupes françaises en septembre 1792 et se réfugia en Piémont puis en Suisse. Il publia, en 1797, son premier ouvrage Les considérations sur la France. Rentré en Italie en 1799, il fut chargé par le roi de Sardaigne de le représenter auprès du tsar. Il resta en poste à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1817. Revenu en Italie, il mourut à Turin. Auteur de plusieurs ouvrages, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814), Du Pape (1819) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (ouvrage publié en 1821 peu après sa mort), De Maistre, comme De Bonald refusa tout compromis avec les principes nouveaux issus de la révolution. Joseph de Maistre et Mme Swetchine, sur laquelle Falloux une biographie, avaient lié connaissance en Russie.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 novembre 1858», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire, Année 1858,mis à jour le : 15/03/2013