CECI n'est pas EXECUTE 7 novembre 1848

Année 1848 |

7 novembre 1848

Henri Lacordaire à Alfred de Falloux

Chalais1, 7 novembre 1848

Mon cher ami,

Je ne puis vous savoir que très bon gré de la sollicitude avec laquelle vous êtes intervenu pour m'assurer des bons sentiments de X2. à mon égard. Bien que son témoignage dût me suffire, j'aime à rencontrer le vôtre comme une consolation et une preuve de votre amitié. Je suis parfaitement assuré aujourd'hui que sa pensée n'a pas même soupçonné qu'on m'attribuerait une partie du blâme dont l'expression est contenue dans sa seconde lettre, et je n'en demande pas davantage pour être satisfait. L'important est qu'il n'ait pas voulu m'attaquer ; si quelques-uns estiment que ses reprochent m'atteignent, c'est là un mal très secondaire, et je pense, comme vous, qu'il est préférable de ne pas revenir là-dessus. Le silence, de part et d'autre, est désormais ce qu'il y a de mieux.

Quant au fond de la question, je vous avoue ne pas comprendre encore l'utilité de la querelle soulevée par X. Je ne dirige plus l’Ère nouvelle et je n'y coopère aucunement3 ; elle est allée bien au delà de la ligne que je souhaitais lui voir tenir. Néanmoins, s'il est une chose qui me paraisse peu capable d'exciter l'indignation, c'est la sincérité de quelques catholiques de France, qui, voyant tomber les monarchies l'une sur l'autre, contemplant leurs fautes accumulées depuis trois siècles et leur opiniâtreté dans ces fautes, se sont enfin hasardés à croire qu'une autre forme de gouvernement pourrait être utile et même nécessaire au salut de notre pauvre pays. Il est possible qu'ils se trompent ; il est possible que la République ne soit qu'une leçon donnée par la Providence aux princes, aux riches, aux bourgeois, aux gens de lettres, aux universités, à tous les corrupteurs de l'ordre social. Mais en quoi est-ce là une faute capitale, un crime, qui exige que X. rompe en visière à des hommes honorables, connus par leur dévouement à la foi ? N'est-il pas même heureux que Dieu permette cette variété d'opinions au sujet des formes de gouvernement ? N'est-il pas bon, à toutes les époques, et surtout aujourd'hui, que les catholiques ne se posent pas comme unanimement idolâtres de la monarchie ou de l'aristocratie, Vous me direz que l’Ère nouvelle va bien loin en disant plus ou mois clairement que le christianisme est la démocratie. J'en conviens, mais c'est là une exagération facile à relever, sans ce grand appareil de reproches , d'accusations, de formalités solennelles. Le Correspondant du 25 octobre n'a-t-il pas été plus juste en rappelant aux catholiques ce qu'ils doivent jusqu'à présent à la république de Février, et en faisant bon marché des craintes de ceux qui s'épouvantent de la résurrection des Millénaires ? L'Espérance de Nancy4 n'a-t-elle pas été plus raisonnable en gardant un profond silence sur cette querelle ?

Je vous l'avoue, mon cher ami, je sens là-dessous une passion qui me fait de la peine, quelque chose dont je ne me rends pas compte. Je ne crois pas qu'il y ait au monde un homme moins naturellement porté que moi vers la forme républicaine ; j'y ai vu un fait, une nécessité ; j'y ai adhéré sans plaisir comme sans remords, et dés que j'ai vu le peuple souiller sa cause au 15 mai, j'ai été dégoûté de mon siège de représentant. C'est pour cela, c'est à cause de l'impartialité de mon esprit à ce sujet, qu'il me semble n'être pas très mauvais juge en fait de démocratie. Or, tout ce que j'éprouve à l'endroit de nos démocrates catholiques, c'est qu'ils ont une foi bien naïve et qu'il est vraiment heureux que le bon Dieu permette qu'il y ait aujourd'hui parmi nous des gens de cette trempe. Mais de la crainte, de la colère, il m'est impossible d'en avoir l'ombre. J'ai même souhaité cette vigueur imperturbable de convictions ; j'ai creusé autant que j'ai pu dans l'avenir pour essayer de voir si, en effet, la démocratie n'était pas un peu plus tôt, un peu plus tard, un rendez-vous inévitable pour l'Europe ; je n'ai pas réussi ; et j'en dors assez  tranquille, attendant le jugement de Dieu sur nous tous. X., à mon sens, a commis une faute. Il n'y a rien au monde que les gens de bien doivent plus éviter que de transformer en erreurs damnables des opinions libres. Il faut traiter des opinions comme des opinions, et ne pas se poser devant elles comme un concile devant des hérétiques. N'est-il pas étrange que les rédacteurs de l’Ère nouvelle soient en communion avec toute l’Église, et que quatre ou cinq personnes les dénoncent au monde entier, à la manière dont s'y prendrait une assemblée d'évêques ? Je connais ce procédé, je l'ai trouvé plus d'une fois sur mon chemin, et il m'est douloureux qu'un homme de mérite et du cœur de X. s'y soit laissé prendre. Pour ce qui m'est personnel, je suis le plus heureux du monde que X. n'ait point pensé à moi dans sa lettre ; je n'ai pas besoin d'autre réparation, puisque je n'avais à me plaindre que d'un fait qui n'est pas. Je termine, mon cher ami, en vous remerciant de nouveau de la preuve d'amitié que vous venez de me donner, et je vous renouvelle bien cordialement l'expression de celle que je vous ai vouée.  

Fr. Henri-Dominique Lacordaire, Prov. Des Fr. Prêch.

*Lettre publiée dans Le Correspondant du 25 mai 1911.

Notes

1En avril 1844, Lacordaire avait racheté le domaine de Chalais en Isère afin d'y installer les novices et étudiants français qu'il venait de ramener d'Italie.
2Il s'agit de Montalembert qui reprochait à son fidèle ami Lacordaire de s'être engagé si avant en faveur de la démocratie en participant, aux côtés de l'abbé Maret, Charles de Coux et Frédéric Ozanam à la fondation, au cours des journées qui suivirent la révolution de février 1848, de l’Ère nouvelle, unique organe catholique ayant accueilli avec enthousiasme la proclamation de la République.
3Le P. Lacordaire quitta la direction de l’Ère nouvelle après l'émeute du 15 mai 1848 et cessa de collaborer avec le journal tout en s'abstenant de toute critique à son encontre.
4Journal catholique dirigé par M. de Foblant.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 novembre 1848», correspondance-falloux [En ligne], Années 1848-1851, Seconde République, Année 1848, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 18/11/2013