CECI n'est pas EXECUTE 27 juillet 1859

Année 1859 |

27 juillet 1859

Henri Lacordaire à Alfred de Falloux

Sorèze, 27 juillet 1859

Mon cher ami,

J'ai de longues observations à vous présenter sur le chapitre XIII de la vie de Mme Swetchine que vous venez de m'envoyer1. Je les estime capitales, soit au point de vue des doctrines, soit au point de vue de Mme Swetchine, soit au point de vue de Montalembert et de moi.

I. Vous adressez à l'Avenir des reproches que je ne saurais accepter2. L'Avenir a eu des torts de style et d'inexpérience, des exagérations répréhensibles d'idées saines ; mais, au fond, il ne renfermait que l'acceptation de certains principes généraux en vigueur dans la société française et qui avaient été consacrés par deux actes solennels : le Concordat de 1801 et la charte de Louis XVIII. Pour nous, 1789 n'étaient que le préambule ; c'était 1801 et 1814, l’œuvre d'un grand Pape et d'un roi Bourbon, qui faisaient notre point de départ. Nous regrettions que la charte de 1814 eut été brisée par Charles X, et nous estimions le concordat de 1800 comme la base des rapports de l’Église et de l'État, sauf la nomination des évêques par le pouvoir civil et certaines servitudes qu'on y avait abusivement rattachées. Le Concordat de 1801, comme la Charte de 1814, c'était pour nous toute la société moderne.

Cependant Rome avait pu nous condamner à cause des exagérations et en prenant dans un sens absolu, soit la séparation de l’Église de l'État, soit la liberté de la presse, soit la liberté religieuse.

Il est certain que la séparation de l’Église de l'État, la société civile et la société religieuse sont naturellement et divinement unies. Il n'en est pas de même dans le sens relatif ; par exemple, on peut très légitimement soutenir que dans une société comme la nôtre, il vaut mieux que le pouvoir civil ne nomme pas les évêques, ainsi que cela a lieu en Belgique, en Hollande, en Angleterre, aux États-Unis d'Amérique. Et assurément, le Saint-Siège ne demanderait pas mieux qu'il en fut ainsi pour la France. Il est certain que la liberté de la presse immodérée et effrénée, comme le dit l'Encyclique du 15 août 1832, est absurde. Toute liberté a besoin d'être réglée selon les temps, les lieux et les mœurs, et la meilleure des libertés dépourvue de règle n'est plus que de la licence.

Mais la liberté de la presse sagement délimitée, principalement dans l'ordre purement politique, fait une partie essentielle des gouvernements qui ne sont pas absolus, et assurément le Saint-Siège n'entendait pas condamner toute forme de gouvernement qui n'est pas absolue, puisque l’Église a toujours enseigné que la forme du gouvernement n'est assujettie à aucun commandement naturel ou divin. Or l'Avenir n'entendait pas autre chose, sauf les excès de plume qui pouvaient vicier la pensée.

Il est certain en troisième lieu que la liberté religieuse prise dans un sens absolu, qui entraîne l'indifférence en matière de religion, est absurde, car elle aboutit à cette pensée de Jean-Jacques Rousseau qu'il ne faut pas même parler de Dieu à un enfant, mais le laisser libre de se faire sa croyance comme il l'entendra, lorsqu'il sera parvenu à l'âge d'homme. Quant à la liberté religieuse entendue en ce sens qu'il n'est pas bon de violenter les infidèles et les hérétiques, c'est ce que l'on a appelé de tout temps la tolérance civile, bien différentes de la tolérance et de l'indifférence dogmatiques, et qui n'exclut ni l'appui prêtait à la vraie religion par l'État, ni les mesures de répression contre ceux qui outragent, avilissent et foulent aux pieds les rapports privés et publics de l'homme avec Dieu. La tolérance civile fut établie en France par l'édit de Nantes, et c'est l'édit de Nantes qui a préparé le siècle de Louis XIV, comme la révocation de cet édit a préparé le siècle de Voltaire. Or l'Avenir, sauf les indiscrétions de parole, n'entendait soutenir que la tolérance civile.

Il fut condamné néanmoins, et du moment que le Saint-Siège estimait qu'il avait pas eu de mesure dans l'expression des idées, c'était son droit. Il usa de ce droit, en ayant soin de réserver, par une habileté infinie de rédaction, ce qu'il y avait eu juste dans les idées, et il était permis à aucun théologien de s'y tromper. Le tort de M. de Lamennais fut de ne pas reconnaître la mesure de la condamnation qui le frappait, et ensuite d'être entraîné par le sentiment intérieur d'une sorte d'ingratitude du Saint-Siège à son égard. Il est certain, à mes yeux, que le Saint-Siège eut pu facilement distinguer dans les doctrines de l'Avenir le sens absolu du sens relatif, et ne nous pas imputer le sens absolu qui, au fond, n'était pas le nôtre. Je crois même que si, pendant son séjour à Rome, M. de l'amener s'était montré confiant, filial, obéissant, aucune condamnation ne l'eût atteint. Mais il envenima la situation par une conduite de résistance, refusant de quitter Rome pendant quatre mois après qu'il en eût reçu l'invitation, et ne partant enfin qu'après une déclaration énergique qu'il allait reprendre l'Avenir. Ce fut là l'origine de sa chute, et le pressentiment que j'en eus me fit quitter Rome dès le 15 mars 1832, en lui laissant connaître pourquoi je partais.

Si l'encyclique du 15 août 1832 avait condamné dans l'Avenir le sens relatif, c'est-à-dire le sens du Concordat de 1801 et de la Charte de 1814, il n'y a pas un de mes écrits qui n'eût mérité et les censures de Rome ; car depuis, comme auparavant, je n'ai cessé de soutenir le sens relatif de l'Avenir, et qui plus est, toute la lutte pour la liberté de l'enseignement a reposé sur ce sens relatif comme encore aujourd'hui le Correspondant dont vous faites partie, vit dans le même ordre d'idées. Or, le Saint-Siège n'a pas condamné mes écrits, il n'a pas condamné la lutte pour la liberté d'enseignement, il ne condamne pas le Correspondant : vous pouvez conclure. C'est donc une grave erreur, et presque une inconséquence de représenter l'Avenir comme vous le faites. Z. Seul a le droit d'agir de la sorte. Car Z., et c'est là son crime le plus grand à mes yeux, rejette l'Avenir, même dans le sens relatif. Organe d'une théorie théocratique, absolutiste, persécutrice, Z. A renié le drapeau sous lequel il avait combattu avec les évêques, les jésuites, Monsieur de Montalembert, Mgr l'évêque d'Orléans et vous-même. Il a renié le Concordat de 1801 et la Charte de 1814 pour se reporter au treizième siècle, un établissement de l'Inquisition, à Philippe II3, à la révocation de l'édit de Nantes.

C'est là ce que vous avez vous-même combattu en lui, et si vous n'acceptez pas le sens relatif de l'Avenir, il faut, en effet, aller jusque-là.

Ne vous y trompez pas, le monde se débat entre deux termes : le règne de l'Inquisition de Philippe II ou bien le règne du Concordat de 1801 et de la Charte de 1814. Z. s'est rangé sous le premier drapeau, l'Avenir avait arboré le second. Aussi ne sont-pas seulement des traces que l'Avenir à laissé, selon votre expression, c'est un champ de bataille où se décidera le sort de l'humanité chrétienne.

Vous pensez que l'Avenir à favorisé le scepticisme et le matérialisme politique dans le clergé, parce qu'il a sacrifié les droits de la maison de Bourbon aux principes généraux qu'il a cru devoir soutenir. Je ne partage pas cette manière de voir. Ce qui fait la vie politique dans un peuple, c'est l'attachement profond et inébranlable aux institutions nationales et aux principes qui en sont la base. L'affection à une dynastie n'est que secondaire dans la vie politique. Les Anglais sont attachés à leur principe, comme faisant parti des institutions britanniques ; mais, de même qu'ils ont supplicié Charles Ier et accueilli Guillaume d'Orange, ils le feraient aujourd'hui encore s'il fallait choisir entre la reine Victoria et la Grande Charte. Le grand tort des légitimistes a été et est encore de mettre l'affection dynastique, si respectable qu'elle soit, au-dessus de l'affection aux institutions nationales. C'est ce qui les a perdus en 1830 et ce qui peut les perdre éternellement. Pour moi, j'estime et j'aime la maison de Bourbon ; je la préfère à la maison d'Orléans et à la dynastie napoléonienne ; mais temps que la maison dort on ne saura que la maison de bourbon, au lieu d'être le Concordat de 1801 et la Charte de 1814, sauf rectification dans les détails, jamais je n'écrirai une phrase pour elle, ni ne lui donnerai une goutte de mon sang.

Si le scepticisme et le matérialisme politique ont envahi le clergé depuis 1848 et principalement depuis 1852, ce n'est pas l'Avenir qui en est cause, c'est Z. C'est lui qui, par son apostasie complète, par son adoration du césarisme, a troublé les esprits et précipité le clergé dans les bras du hasard et de la fortune. L’œuvre de l'Avenir fut la belle conduite du clergé sous Louis-Philippe, sa dignité, sa mesure, son mouvement irrésistible et admirable en faveur de la liberté d'enseignement. Ah ! s'il n'y avait pas eu trahison, quel beau spectacle le clergé de France eut donné au monde !

Je passe à Mme Swetchine.

II. L'Avenir ayant été mis par vous, mon cher ami, sous un faux jour, le rôle de Mme Swetchine, si éloquent qu'il soit dans sa lettre à M. de Montalembert, est un rôle étroit et inexplicable. Mme Swetchine paraît condamner l'Avenir absolument, et n'être occupé qu'à convertir M. de Montalembert, tandis que dans la réalité, elle était sympathique à l'Avenir, tout en condamnant ses exagérations, et ne voulait obtenir de M. de Montalembert que sa soumission sincère, mais intelligente, à l'acte pontifical du 15 août 1832. Moi-même, à cette époque, j'écrivis à Montalembert des lettres moins éloquentes sans doute, mais bien autrement fortes que celle de notre amie commune. Et cependant, avais-je renié les principes de toute ma vie ? Étais-je devenu un homme de l'Inquisition et de Philippe II ?… Non assurément, et une Lettre sur le Saint-Siège4, communiquée au Souverain Pontife Grégoire XVI5 et approuvée de lui, en était la preuve, quoiqu'elle fût écrite sous le coup des plus douloureuses préoccupations. C'est pour cela que Mgr de Quélen souhaitait qu'elle ne parût pas, et il avait raison à son point de vue.

Bref, après l'exposition que vous avez faite de l'Avenir, la correspondance de Mme Swetchine avec Montalembert prend une couleur fausse capable de désorienter l'opinion qu'on doit se former d'elle.

III. En ce qui me concerne, la publication de ma lettre à cette chère amie en lui envoyant ma déclaration du 13 décembre 1833 et la reproduction de cette déclaration elle-même, tombent sous la même remarque. Ma conduite dans ces circonstances fut sincère, mais elle s'explique par tout ce que j'ai dit et écrit depuis.

Séparer ma déclaration de 1833 du quart de siècle qui l'a suivie, c'est faire naître immédiatement cette pensée : Le père Lacordaire a eu un moment de faiblesse ou un moment d'insincérité. Or ce n'est ni l'un ni l'autre. Je vais étudier l'encyclique avec la pénétration du théologien excité encore par le grand intérêt que j'avais de la bien saisir, et j'étais demeuré convaincu qu'elle n'atteignait que le sens extrême et absolu des doctrines de l'Avenir, et non pas leur sens relatif et restreint. Les événements subséquents ont prouvé que j'avais raison.

Dès lors, mon cher ami, vous voyez si les citations que vous faites, quoique matériellement exactes, ont une vérité historique et intime. Personne ne le pensera.

Quant aux longues citations qui suivent et qui sont relatives à ma Lettre sur le Saint-Siège, elles ont un double tort. Premièrement, elle porte sur un incident de peu d'importance, d'où l'on ne peut guère tirer qu'une conclusion, c'est l'extrême intérêt que me portait Mme Swetchine, l'ardeur qu'elle mettait à me tenir dans de bons termes avec Mgr de Quélen. Mais cela suffirait-il pour attacher le lecteur ?

En second lieu, l'incident, tel qu'il apparaît dans les lettres de Mme Swetchine, est obscur. On ne comprend pas bien pourquoi Mgr de Quélen répugnait si vivement à la publication de mon travail, tandis que Grégoire XVI la désirait. La vérité est que ce travail, tout modéré qu'il fût, et même beaucoup trop subtil en faveur de la position du Saint-Siège, paraissait encore trop libéral à Mgr de Quélen6. C'est le moins libéral qui soit sorti de ma plume, et toutefois il blessait le sens de mon pieux et digne archevêque. À un autre point de vue, il me répugne, moi vivant, de voir paraître sur mon âme, mon caractère, mes intentions, mes défauts et mes qualités, des détails aussi intimes. Il faut qu'un homme soit mort pour qu'on le juge. La tombe se couvre d'une lumière qui ressort de la vie ; assise sur cette pierre froide et muette, l'amitié retourne en silence dans les temps écoulés ; elle les compare, elle voit l'enfant, le jeune homme, l'homme mûr, vieillard, et elle peut dire tout ce qui fut parce que les âges s'éclairent l'un par l'autre. Mais prendre un homme vivant à un point de sa carrière, lorsqu'on est gêné par une foule d'incertitudes ou de choses qui ne peuvent pas se dire encore, c'est une tentative très périlleuse.

Je doute que M. de Montalembert, ne répugne pas, de son côté, à se voir traduit devant le public par une sorte de confession d'un moment douloureux et obscur de sa vie.

Ma pensée est donc, mon cher ami, que votre chapitre XIII est à refaire de fond en comble, quant aux appréciations du rôle de l'Avenir, et que quant aux lettres qui y sont cités, il ne m'est pas possible d'en accepter la publication.

Je vous ai parlé avec une entière franchise, et cette franchise même me permet de vous dire que rien, de ma part, n'exige la destruction de cette lettre, s'il vous plaît de la conserver. Elle vous explique le nœud de toute ma vie, avant, pendant et après l'Avenir, ce que j'ai été et ce que je suis encore. Je ne puis me persuader que vous soyez bien loin de moi par l'esprit. Cela fût-il, le cœur resterait pour nous entendre et Dieu pour nous juger.

Je termine en vous présentant, ainsi qu'à Mme de Falloux, l'hommage pieux de mes sentiments de condoléances pour la grande perte que vous avez faite tous les deux. Nous avançons dans la vie et bientôt elle sera pour nous comme la voix Appienne, bordée de tombeaux. Je vous renouvelle l'expression de mes sentiments de haute estime et d'attachement.

Fr. Henri-Dominique Lacordaire, des Fr. Prêch.

*Lettre publiée dans Le Correspondant du 10 juin 1911.

Notes

1Il s'agit de Madame Swetchine, sa vie, ses œuvres que Falloux s'apprêtait à publier.
2Lacordaire avait pris part, aux côtés de son ami Montalembert, à l'aventure de L'Avenir, le journal catholique ultra montain et libéral fondé le 16 octobre 1830 par F. de Lamennais. Les idées du journal ayant été condamné par le pape dans son encyclique du 15 août 1832 (Mirari Vos), Lacordaire préféra rompre avec ses amis et faire acte de soumission  rendu publique dans sa Lettre au Saint-Siège (11 septembre 1832). Il usa de toute sa persuasion pour que Montalembert accepte quelques mois plus tard de rompre également avec Lamennais.
3Philippe II d'Espagne, prince souverain des Pays-Bas, roi des Espagnes de 1556 à sa mort et roi de Portugal à partir de 1580.
4Dans cette lettre publiée en 1836, Lacordaire réaffirmait ses positions ultramontaines et son soutien au souverain pontife, en l’occurrence Grégoire XVI, au grand dam de Mgr Quélen, plutôt gallican.
5Bartolomeo Alberto Capellari (1765-1846), élu pape le 2 février 1831 sous le nom de Grégoire XVI.  
6Hyacinthe-Louis de Quélen (1778-1839), prélat. Ordonné prêtre en 1807, vicaire général de Saint-Brieuc puis de Paris, puis évêque in partibus de Samosate, il fut nommé archevêque de Paris de 1821 à sa mort. Il avait été, comme Lacordaire, Falloux et Montalembert un habitué du salon de Madame Swetchine.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «27 juillet 1859», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870, Année 1859,mis à jour le : 30/03/2013