CECI n'est pas EXECUTE 7 décembre 1859

Année 1859 |

7 décembre 1859

Henri Lacordaire à Alfred de Falloux

Sorèze, 7 décembre 1859

Mon cher ami,

En recevant vos deux volumes, j'ai d'abord couru à la fin, et j'ai lu la lettre où vous rendez compte à notre ami commun des dernières journées de Mme Swetchine. Cette lecture m'a naturellement causé de l'émotion et m'a rappelé bien des souvenirs précieux. Puis, je me suis jeté sur le commencement, que je relis avec un grand plaisir, quoiqu'il me fût connu par mes lectures précédentes du Bourg d'Iré. Tel qu'il apparaît sous le premier feu, cet ouvrage est très attachant, très varié, naturellement et spirituellement écrit. Il fera connaître notre amie et, avec elle, bien des choses contemporaines, sous un point de vue élevé. Il servira aussi la religion, en montrant une âme si admirablement douée et partie de si loin, parvenue à la foi la plus simple, la plus douce, la plus tolérante, la plus aimable et, cependant, assise sur l'inébranlable fondement d'une très haute raison. En révélant Mme Swetchine, vous donnez un nom de plus la religion. Elle fera suite à ses illustre dames du dix-septième siècle, si sérieusement chrétiennes, et dont le dix-huitième siècle avait interrompu la trace. Tout renaît ainsi dans notre âge, les moines et les saintes femmes d'esprit. Vous avez donc fait à la fois une bonne œuvre et une belle œuvre. Qui plus que moi doit vous en remercier, puisque Mme Swetchine a été l'un des arcs-boutans de ma vie. En vous lisant, j'admirais comme Dieu rapproche les hommes et par quelle merveille il avait fait d'une grande dame russe l'amie d'un pauvre jeune prêtre français, dénué, dans sa patrie, de presque tout appui. Votre livre m'est, en quelque sorte, personnel, et je le lirai comme si je l'avais fait, tant il entre de plain-pied dans un propre existence.

Je vous félicite, ainsi que Mme de Falloux, sur l'espérance qu'elle vous donne d'un second enfant1. Il me semble que vous devez vous en prendre un peu à Mme Swetchine et que c'est probablement l'une des choses qu'elle aura demandé à Dieu pour vous, la seconde, sans doute ; car elle commençait toujours par le surnaturel. Je ne sais ce que cette chère amie aura demandé pour moi, et si l'Académie française est entrée dans son souvenir de là-haut. On m'avait déjà dit combien M. Cousin était chaud pour moi. Il souhaitait que je vinssent à Paris ; mais, outre l'impossibilité de quitter Sorèze, il ne me paraît pas convenable qu'un religieux aille solliciter un honneur purement humain. Je m'en remets donc à la Providence pour décider là-dessus ce qu'elle voudra, et couronnée ou non du laurier académique ce sera toujours quelque chose qu'on ait pensé au dix-neuvième siècle, à faire d'un moine l'un des quarante de l'Académie française2.

Vous avez bien raison d'être à Versailles. Si je n'étais pas aujourd'hui lié par des vœux, mais simplement l'abbé Lacordaire, vieilli et ayant gagné de quoi vivre, vous m'auriez certainement près de vous, sauf votre grand jardin. Heureusement qu'il me resterait le parc du grand roi pour lutter avec vous.

Je vous remercie, vous félicite et vous renouvelle l'expression cordiale de tous les sentiments que vous me connaissez pour vous.

Fr. Henri-Dominique Lacordaire, des Fr. Prêch.

*Lettre publiée dans Le Correspondant du 10 juin 1911.

Notes

1En définitive, l'enfant tant attendu par le couple Falloux ne viendra pas à terme.
2Candidat à l'Académie française, le P. Lacordaire y sera élu le 2 février 1860, au fauteuil 18, en remplacement d'Alexis de Tocqueville dont il prononcera l'éloge.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 décembre 1859», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870, Année 1859,mis à jour le : 31/03/2013