CECI n'est pas EXECUTE 18 novembre 1881

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18 novembre 1881

Eugène Manuel à Alfred de Falloux

Paris, 18 novembre 1881, 17, Bd de la Madeleine

Monsieur le Comte,

Il m'est difficile de ne pas vivement regretter que votre absence de Paris me prive de l'honneur de vous rendre mes devoirs, au moment où je me présente de nouveau aux suffrages de l'Académie française. Il n'est plus difficile encore d'oublier les paroles bienveillantes que j'ai recueillies, un jour, de votre bouche, et qui tirent un prix particulier de l'absolue indépendance de votre caractère. J'espère qu'en prenant la liberté de vous écrire, je ne manque pas à la réserve que tout candidat doit s'imposer. Me serait-il interdit de vous soumettre, à distance, non mes titres, que vous n'ignorez point, et que l'Académie a bien voulu reconnaître elle-même, en m'accordant, après plusieurs de ses couronnes, un nombre imposant de suffrages ; mais, ce qui me tient fort à cœur, mes sentiments personnels et mes plus intimes convictions ? L'an dernier, la lutte économique s'est engagée, bien malgré moi, sur un terrain d'où j'aurais voulu m'exclure. Jamais homme arrivé lentement par le travail aux fonctions les plus importantes, dans cette laborieuse université dont vous avez eu la direction, n'a été moins mêlé que moi à ce qu'on appelle la politique, et n'a plus obstinément vécu pour les lettres. Si, d'autre part, vous daignez relire mes poésies, si vous consentez à jeter un coup d’œil sur le nouveau volume que j'aurai l'honneur de vous adresser dans peu de jours, vous verrez, Monsieur le Comte, que si quelque inspiration sincère les animé, c'est un spiritualisme passionné, entretenu au foyer de la famille, toujours prêt au bon combat pour Dieu, et que j'ai fait pénétrer, pas mes vers, comme autrefois par mon enseignement, dans tant de consciences que la poésie contemporaine énerve et trouble trop souvent, au lieu de les fortifier et de les convaincre. Par quelle confusion, dont je vous fais juge, ai-je besoin de plaider cette cause, qui est la mienne, et ne verrais-je préférer peut-être des idées bien opposées ? Enfin, à moins d'une renommée éclatante qui s'impose, l'Académie se tiendrait-elle plus compte aux candidats de leur âge, de la situation qu'ils occupent, de l'antériorité de leurs titres littéraires, des suffrages déjà obtenus ? Serait-ce peu pour elle que la maturité atteinte ou dépassée, la vie définitivement assise, le passé garanti, l'avenir préservé ? Oserai-je ajouter que des concurrents plus jeunes n'ont guère à perdre et ont tout à gagner à un première tentative, et que j'ai beaucoup à perdre à un nouvel échec ?

C'est par là que se justifie, je l'espère, Monsieur le Comte, la témérité de ce plaidoyer, que je confie à votre équité autant qu'à votre indulgence. Il est bon de se connaître soi-même ; il est nécessaire aussi, quelquefois, de se faire connaître. Il est agréable de penser surtout que ce n'est point par là qu'on risque de vous déplaire.

Veuillez agréer, Monsieur le Comte, l'hommage respectueux de mes sentiments les plus dévoués.

Eugène Manuel


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 novembre 1881», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Troisième République, 1881,mis à jour le : 07/04/2013