Année 1857 |
22 décembre 1857
Rodolphe de Maistre à Alfred de Falloux
Rome, Via del Quirinal, 22 décembre 1857
Monsieur le Comte,
J'aurais été heureux de répondre selon vos désirs à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser et de pouvoir vous fournir quelques détails biographiques quelques traits intéressants sur Mme Swetchine ou au moins quelques lettres conservées dans le portefeuille de mon père1 ; mais je ne possède absolument rien ni dans nos papiers, ni dans ma propre mémoire. Je suis arrivé en Russie à l'âge de seize ans, les entretiens philosophiques et religieux n'étaient pas encore ce que je recherchais le plus en société ; entré bientôt après au service j'ai passé plusieurs années loin de Petersbourg et lors qu’à mon retour je commençais à goûter, à apprécier la haute intelligence, l'âme haute et sensible de l'amie de mon père, elle partit elle-même pour Paris et je ne l'ai plus revue jusqu'en 1851. Mme Swetchine avait bien voulu m'accorder son amitié, comme une part précieuse de l'héritage de mon père, comme un sentiment de reconnaissance envers celui que Dieu avait choisi pour lui aplanir la voie de la vérité : j'ai eu souvent à Paris le bonheur de jouir de son entretien familier et de repasser avec elle de touchants et douloureux souvenirs mais je ne saurais rien ajouter aux notions que vous avez sans doute recueillis abondamment dans ses écrits. L'ouvrage que vous entreprenez2, Monsieur le Comte sera du plus vif intérêt pour tous ceux qui regrettent Mme Swetchine, c'est-à-dire pour tous ceux qui l'ont connue : on peut aisément conjecturer aussi qu'il sera très utile à ceux qui cherchent la vérité avec un cœur pur et un esprit droit.
Puisque l'occasion se présente naturellement, permettez-moi, Monsieur, de vous faire une demande, l'amie objet de nos regrets possédait un portrait de mon père avec quelques mots écrits de sa main ; plusieurs fois Mme Swetchine a dit à moi, à ma sœur, à d'autres personnes encore que ce gage d'une longue et sainte amitié, reviendrait après elle dans ma famille et qu'elle en avait disposé en faveur de moi ou des miens. J'ignore si elle a persisté dans cette intention, si l'absence de ses héritiers a pu retarder l'exécution de ses volontés, mais ce legs aurait tant de prix pour moi de toutes manières, que vous ne pourrez être surpris si j'adresse une question à cet égard à la personne la plus à même de sentir quelle valeur inappréciable a pour mon cœur l'image vénéré de mon père jointe au souvenir de l'amie si digne de lui à laquelle il l'avait dédiée.
Permettez-moi, Monsieur, de saisir cette occasion pour vous offrir l'assurance des sentiments de haute considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être.
Votre très humble serviteur.
Le Cte Rodolphe de Maistre