CECI n'est pas EXECUTE 26 décembre 1863

Année 1863 |

26 décembre 1863

Prosper Guéranger à Alfred de Falloux

Abbaye de Solesmes, ce 26 décembre 1863

Mon très cher ami,

Mon silence vous aura étonné sans doute ; mais vous vous l'expliquerez aisément lorsque vous saurez que depuis le 20 novembre j'ai été constamment occupé par trois retraites successives que j'ai dû donner dix jours à Ligugé1, dix jours à Solesmes et une semaine au séminaire du Mans pour l'ordination. Pendant tout ce temps, il m'a été complètement impossible d'écrire, et je me trouve, au lendemain de Noël, en face d'une énorme correspondance en retard, que je commence à déblayer en vous écrivant cette lettre. J'ai été très sensible à ce que vous me dites au sujet de Montalembert. Ma situation vis-à-vis de lui est d'autant plus aisée que j'ai honorée jusqu'au bout notre amitié éteinte depuis dix longues années, ne me permettant jamais d'écrire un seul mot qui pu lui être désagréable personnellement, et profitant même de l'occasion pour rappeler ses services que je reconnaîtrai tant que je vivrai. De son côté, la situation est fort différente ; il m'a poursuivi violemment dans les Moines d'Occident, et désigné plus d'une fois avec peu de bienveillance dans le Correspondant. Quand vous me dites, mon cher ami, qu'il est disposé à me serrer la main, vous semblez insinuer que les torts auraient été de mon côté, ou tout au moins qu'ils auraient été réciproques. La chose n'est pas ainsi : je n'ai jamais eu que des égards et je n'aurais jamais autre chose. Les Moines d'Occident sont un livre2 qui restera, mais tant que les pages injustes que contient l'introduction y demeureront, il faut avouer qu'une reprise des rapports entre lui et moi semblerait effort extraordinaire. Quoi qu'il en soit, je vous l'ai dit, je fais un travail analogue au sien ; mais on peut être sûr que pas un mot ne s'y rencontrera qui fasse la moindre allusion à l'injure que j'ai reçue là assurément je ne devais pas l'attendre. Notez que les pages en question sont en ce moment traduites dans les langues étrangères, et que, en particulier, la traduction anglaise porte mon nom en toutes lettres au bas de la page. Je ne parle pas de l'envoi du livre à Dom Pitra3, de la lettre indignée qu'écrivit celui-ci, ni de mon intervention pour la faire jeter au feu : je vous ai raconté tout cela ; mais n'est-il pas vrai que la partie n'est pas égale ?

Assurément, j'ai souvent remarqué chez Montalembert, depuis une dizaine d'années, des sentiments qui m'ont fait peine ; mais ce n'était pas à moi, son ancien ami et son obligé, de signaler au public catholique les écarts de sa plume et de sa parole. J'ai donc gardé un fidèle silence. Si Dieu veut que nous nous rapprochions, je ne me reconnais point le droit de lui demander une profession de foi quelconque : ce sont deux hommes qui n'auraient jamais dû être désunis qui se retrouveraient. Tous deux nous somment les humbles disciples de la Sainte église ; tous deux nous n'avons qu'à l'écouter et à réformer nos pensées sur ses enseignements.Si, quelque jour, la rencontre se fait au Bourg d'Iré, elle serait pour moi l'occasion d'une émotion bien vive, et je crois pouvoir assurer que si je retrouvais ce que j'ai connu égoutter autrefois, je ne pourrais m'empêcher de remercier Dieu.

Voilà une longue explication, mon cher ami ; elle m'a semblé nécessaire. J'apprécie et je loue le zèle avec lequel vous avez agi ; vous l'avez fait sans que je vous y eusse poussé ; il en sortira ce que Dieu voudra. Vous m'avez fait grand plaisir en me donnant connaissance indirecte de l’œuvre charitable et généreuse qui perpétuera dans votre contrée le nom de notre Sainte amie. Ce sera une source de bénédiction sur vous et les vôtres, est un bel exemple donné.

Quant à mes articles, vous les aurez ; mais vous vous souvenez que je désire, avant de commencer, avoir toute la correspondance en main. Je désire pouvoir courir d'un volume à l'autre.

Voilà, j'espère, une longue lettre ; je n'y ajoute plus rien, si ce n'est la nouvelle assurance de tous mes sentiments d'attachement sincère.

Fr. Prosper Guéranger, abbé de Solesmes

Notes

1Dépendant du diocèse de Poitiers, l'abbaye de Saint-Martin de Ligugé, l'une des plus anciennes implantations monastiques de France, mise en vente en 1852 par les descendants de l'acquéreur de 1793 fut racheté par Mgr Pie, évêque de Poitiers qui la confia à Dom Guéranger afin qu'il puisse y restaurer la vie monastique.  
2Ch. de Montalembert, Les Moines d'Occident depuis Saint Benoît jusqu'à Saint Bernard, Paris, Lecoffre, 1860, 2 vol.
3Jean-Baptiste Pitra (1812-1889), cardinal, archéologue et théologien. Ancien moine de Solesmes, il partageait l'hostilité de P. Guéranger à l'encontre du catholicisme libéral et plus particulièrement à l'égard du Correspondant.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «26 décembre 1863», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1863, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 27/10/2012