Année 1859 |
2 septembre 1859
Camille de Meaux à Alfred de Falloux
La Roche en Brenil1, 2 septembre 1859
Monsieur,
Puisque vous avez permis que Mme de Meaux2 et moi nous soyons associés à vos espérances, vous me laisserez aussi vous dire en toute simplicité et cordialité avec quelle joie intime et profonde nous les avons accueillies, avec quelle reconnaissance nous avons béni Dieu, sa Providence et sa justice et nous le prions de combler vos vœux les plus chers. Je n'aurais pas retardé cette expression de nos sentiments les plus vrais, si au moment même où je recevais votre lettre vous n'eussiez été sur le point de nous associer à des espérances d'une autre nature, le bien que doit faire après sa mort Mme Swetchine3. Personne n'attendait avec plus d'impatience que moi cet avant goût de votre précieux livre et personne peut-être parmi les lecteurs assidus du Correspondant n'en a joui plus tard que moi. Comme le maître de céans4 est à Paris, on nous croyait, paraît-il, indiqué de lire ce beau numéro et ce n'est pas sans peine qu'enfin il est entre nos mains. Ce que vous nous donnez de Mme Swetchine inspire par dessus tout le désir de la connaître tout entière, car c'est bien à elle, telle qu'elle se montre dés ses premiers fragments de correspondances qu'on peut appliquer, beaucoup plus justement sans doute qu'à l'ami a qui elle écrivait, ce rare éloge : « votre caractère me représente parfaitement en heureuse alliance de mots qui signalent les grands écrivains ; vous recueillez dans votre caractère des opposés qui devraient naturellement s'exclure et qui en font le plus grand charme ». Comment en effet tant de délicatesse s'est elle alliée à tant de force, tant d'élévation pour concevoir avec tant de finesse à observer ? Comment enfin une imagination ingénieuse jusqu'à la sensibilité était elle au service d'un sens imperturbablement droit et simple ? Voilà ce qu'on admire déjà, ce qu'on admirera plus encore , ce qu'on comprendra mieux à mesure qu'on l'étudiera qu'on la méditera davantage et ce qui attachera par un charme unique à celle que n'ont pas connu sans doute tous ceux qu'elle pouvait éclairer et soutenir. Puissiez-vous du moins ne pas payer par un surcroît de souffrance et de faiblesse cette œuvre de dévouement ! Le hasard (l'incognito de la Providence) vous ramène vers Paris précisément à l'heure où les événements se précipitent, où vos prévisions s'accomplissent ou éclatent pour la France, pour l'Europe, pour l’Église les dangers de l'Empire. Faut-il croire que le moment approche où toutes les bonnes causes auront besoin de vous et réclameront vos services ? Nous souhaitons ici très vivement que mon beau-père ne soit pas appelé à livrer maintenant de nouveaux combats et que son Pie IX et la France5 si opportun du reste mette au moins momentanément un terme à ses polémiques. Sa santé ne supporterait pas ce travail hâté et passionné qui vient de lui coûter de pénibles souffrances. Il va nous revenir avec des prescriptions de régime qu'il écoutera mieux , il faut l'espérer, que l'avertissement ministériel. N'est-il pas piquant qu'il soir averti cette année pour avoir trop mal parlé de l'Angleterre après avoir été condamné l'année dernière pour en avoir dit trop de bien ? Il me semble que cette censure n'est un mal ni pour l'article ni pour le Correspondant. Mais faudra-t-il maintenant nous taire ou ne parler qu'à demi mot et a demi voix?Je ne sais trop, mais je vois qu'il est temps qu'avec vous je m'arrête et me taise en me mettant aux pieds de Madame de Falloux et en vous faisant agréer l'hommage de mon respectueux attachement.
C. de Meaux