CECI n'est pas EXECUTE 28 avril 1871

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28 avril 1871

Alfred de Falloux à Charles de Lacombe

Bourg d'Iré, le 28 avril 1871*

Mon cher ami,

Personne plus que moi n'a pris part à votre nomination elle attend avec plus d'impatience votre apparition à la tribune. Vous n'en aurez pas douté, je l'espère, malgré mon silence dont vous connaissez si bien la cause. Aujourd'hui, après une souffrance qui a eu plus de durée encore et plus d'intensité que de coutume, j'ai un instant de répit, et comme il sera probablement très court, j'en profite pour vous dire mes tendresses d'abord et ensuite mes doléances, hélas ! sur bien des points.

Camille de Meaux, M. Say1 et vous, cher ami, vous deviez présenter à l'assemblée des rapports très important sur le régime Gambetta2, et l'on me dit que M. Thiers en a demandé l'ajournement. À mon sens, c'était déjà un grand tort, mais ce tort s'aggraverait beaucoup en se prolongeant, et je ne comprends pas la ligne qu'il semble vouloir imposer à l'assemblée ; mais, quelle que soit la vérité sur ce point encore controversable des intentions ultérieures de M. Thiers, pourquoi vous soumettriez- vous à des exigences de cette nature ? Certainement M. Thiers, à supposer qu'il ait tous les torts qu'on lui prête, vous assujettira à sa propre pensée autant qu'il le pourra, mais je demeure encore convaincu que du jour où, à votre tour, vous lui mettrez le marché à la main et vous lui direz : choisissez entre la majorité et la minorité, il n'ira point porter sa dernière tente parmi les hommes qu'il a combattus et méprisés si hautement.

La volonté de l'assemblée une fois prédominante, quelle sera cette volonté elle-même ? Je m'adresse bien souvent cette question, mon cher ami, et j'aboutis toujours à la même réponse : la république ne pacifie rien en France, elle bouleverse ; la monarchie bourbonienne seule a donné et peut donner encore la durée et l'ordre. Assurément, la restauration et la royauté de Louis-Philippe n'ont pas été infaillibles ni exemptes de troubles ; mais comparées à ce qui les a précédées et à ce qui les a suivies, elles gardent encore une incomparable supériorité. Mais si chacune d'elles a profité des leçons qu'elle a reçues, si la branche aînée est plus franchement libérale, et la branche cadette plus loyalement conservatrice, si, à défaut de ce qui pourrait manquer aux princes, leurs amis imposent le vrai programme du vrai régime représentatif, la France peut entrer encore dans les voies de la prospérité. En tout cas, si elle n'y entre pas ainsi, elle n'y rentrera jamais et tous les palliatifs seront dérisoire. Je ne sais si vous pensez ainsi, je le souhaite vivement, et s'il en est autrement, dites-moi, je vous en prie, vos objections que je ne devine pas. Pour moi, j'applaudis de tout cœur à l'énergique attitude de M. Janicot3, et je vous serais d'autant plus reconnaissant si vous voulez bien lui transmettre mes chaleureuses félicitations, que j'y suis véritablement engagé par notre ancienne dissidence à Tours. Je lui disais alors : je ne voudrais pas proférer une syllabe contre les élections, mais je me console qu'on nous les refuse, car : 1° je ne suis pas sûr que les élections, qui n'auront aucune liberté durant la guerre, soient bonnes ; 2° je suis sûr que, durant la guerre, l'assemblée n'aura aucune liberté pour les délibérations autres que les levées et les emprunts en masse. Une telle Assemblée sera forcément républicaine et très promptement impopulaire ; tandis qu'une assemblée élue sur la caution de la paix sera certainement excellente ; elle n'aura aucune responsabilité du passé, elle pourra le juger en pleine indépendance, la monarchie apparaîtra comme réparation nécessaire, et l'assemblée aura toute facilité pour les plus hautes et les plus décisives résolutions. J'avais tort ou j'avais raison de penser ainsi, peu importe désormais ; mais les événements ont d'eux-mêmes suivi cette marche : l'assemblée est admirable, son mandat est illimité ; le pays ne soupire qu'après une solution ; Gambetta l'avait rendue inévitable, Cluscret4 la rend urgente. Que pourriez-vous attendre de plus douloureux et de plus instructif ? Quelle assemblée peut-on rêver issue d'un mouvement populaire plus franc, plus spontané,  plus unanime ? Car vous n'êtes pas seulement la majorité, vous êtes la représentation du chiffre électoral le plus élevé que l'opinion conservatrice ait jamais obtenu. M . Royer-Collard5 passait pour une merveille, parce qu'il avait été élu par sept départements. M. Thiers, qui personnifiait, au 8 février, la plus patriotique expression des monarchistes, des antirévolutionnaires, a été élu dans vingt-huit, et chaque députation ne l'a  pas emporté à quelques milliers de voix, comme en 1848. Vous avez été presque tous élus par acclamation. Si tout cela doit aboutir à des tergiversations, à des négociations ou à des applications, c'est à désespérer pour jamais de notre malheureux pays. Ah ! cher ami, si j'avais un atome de force, croyez bien que rien ne me serait plus doux que d'aller porter mon dernier soupir à la tribune, en poussant un suprême cri d'appel et de salut. Mais vous qui êtes jeunes, vous et vos jeunes amis, dans l'assemblée et dans la presse, n'abusez pas de la modestie et ne prolongez pas trop la veillée des armes. En temps de paix, rien de mieux ; en temps de guerre, saisit son arme, à quelques pages que l'on en soit à l'école de peloton, et l'on court vers le champ de bataille, au lieu-dit marché pas à pas. Je ne voulais pas vous en dire si long en commençant ma lettre, mais je me suis laissé entraîner car je suis plein d'inquiétude et des plus tristes prévisions.

Je voulais vous demander surtout de vos nouvelles, si vous n'étiez pas trop mécontents de votre santé, si Madame de Lacombe1 et ma petite amie2 étaient avec vous, ce que devient votre frère et pourquoi il n'entre pas dans la diplomatie qu'il a si bien étudiée dans les bons modèles.

Répondez-moi donc avec quelques détails sur vous tous, si vous parvenez en avoir le temps, et si vous ne m'écrivez pas, parlez-moi au moins bientôt et bien haut par le Moniteur.

A. de Falloux

*Lettre publiée dans Journal politique de Charles de Lacombe, Paris, Picard, t. I, 1907.

Notes

1Say Jean-Baptiste Léon (1826-1896), économiste et homme politique. Collaborateur influent au Journal des Débats, en 1855, administrateur de la Compagnie des chemins de fer du Nord, en 1857, il entra en politique en 1869 en devenant conseiller général. Directeur du Journal des Débats en 1870, il se fait élire à l'Assemblée nationale de 1871 où il siégea au centre gauche. Il fut ministre des Finances à quatre reprises (1872-1873 ; 1875-1877 ; 1877-1879 ; 1880) et ambassadeur à Londres (1880). Élu au sénat de 1876 à 1889, il en fut le président de 1880 à 1882. Candidat à plusieurs reprises à l'Académie français, il en sera membre en 1886.
2L.Gambetta est alors membre du gouvernement de la Défense nationale, où il détient le portefeuille de l'Intérieur. Il avait été élu, le 8 février 1871, par neuf départements et opté pour le Rhin. Ayant voté contre la paix, il démissionnera. Réélu en juillet 1871, il deviendra le chef du parti républicain à l'Assemblée nationale.
3Janicot, Gustave (1830-1910), journaliste légitimiste. Secrétaire de Genoude puis de Lourdoueix, rédacteur à la Gazette de France , il en est le directeur depuis 1861.
4Cluseret, Gustave Paul (1823-1901), militaire et homme politique. Sorti de Saint-Cyr, il participera comme commandant de bataillon au côtés du général Cavaignac à la répression de l'insurrection de juin 1848. Après avoir servi en Algérie sous les ordres du général Changy, il participa à la guerre de Crimée puis repart en Algérie pour conquérir la Grande Kabylie. Ses opinions républicaines l’amèneront peu après à quitter l'armée. Après avoir, un temps combattu avec les troupes de Garibaldi, il se rend en 1863 en Amérique pour participer à la guerre contre les sécessionnistes puis en Irlande pour soutenir le mouvement Fenian. Revenu en France, il devient journaliste au Courrier Français menant une opposition résolue au Second Empire. Membre reconnu de l'Internationale, il sera élu au Conseil de la Commune de Paris. Incarcéré par les Versaillais, il sera contraint à l'exil. Revenu en France à la faveur de la loi d'amnistie de 1880, il y publiera, en 1887, ses Mémoires puis entrera à la chambre, élu socialiste du Var.
5Royer-Collard, Pierre Paul Royer dit (1763-1845), homme politique libéral et philosophe. Un des principaux défenseurs d'une monarchie libérale sous la Restauration, il fut l'un des chefs de l'opposition au ministère libéral. Il avait été élu par sept collèges aux élections de 1827.
1Louise de Lacombe (1842-1913), née Denier, épouse de Charles de Lacombe depuis 1862.
2Sans doute leur fille Jeanne de Lacombe (1863-1952).

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «28 avril 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 25/02/2013