CECI n'est pas EXECUTE 20 mai 1871

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20 mai 1871

Charles de Lacombe à Alfred de Falloux

Versailles, le 20 mai 1871*

Cher et bon ami, bien que ma dernière lettre se soit croisée avec la vôtre et ait en partie prévu les questions que vous m'adressez, je vous dois une réponse. Je vous l'aurais donné plutôt sans l'extrême fatigue qui ne me permet presque de rien écrire. Je vous dirai tout de suite que si je n'ai pas déposé le rapport dont j'étais chargé, c'est que mes notes et mes documents sont restés à Paris. J'espère que je les y retrouverai un jour prochain que j'en pourrais faire usage ; mais la commission qui m'avait confié le rapport est depuis longtemps dissoute, et je crains qu'il ne soit trop tard pour parler en son nom.

Quant à la politique générale, tout en partageant vos vues sur l'ensemble de la situation, je ne puis pas être aussi décidé que vous me semblez l'être sur les questions d'application, ou plutôt, je suis persuadé que si vous étiez à la Chambre, vous calmeriez ces saintes impatiences, bien loin de les encourager.

Vous paraissez désirer qu'un grand débat s'engage au plus tôt, et regretter qu'il n'ait pas encore eu lieu : un tel débat ne peut avoir que deux issues suivant les proportions qu'on lui aura données : ou une crise ministérielle ou un changement de gouvernement. La crise ministérielle, si vous la réduisez au départ des hommes du 4 septembre, elle éclatera inévitablement après la prise de Paris, et ne vaut-il pas mieux qu'on laisse le poids de ce dernier acte du drame à ceux qui en ont été les auteurs ? Mais vous allez plus loin, je le crois, vous voulez un changement de gouvernement. Une pareille aventure ne se peut tenter que si l'on a réuni d'avance les moyens d'en assurer le succès. Ces moyens, les avez-vous ? Les avez-vous dans l'assemblée, où précisément parce qu'elle s'est toujours plus préoccupée du but que des moyens, la droite a plutôt perdu que gagner depuis deux mois ? Est-ce dans les villes, où tant de passions mauvaises sont soulevées, et où vous n'avez point d'armée pour soutenir l'ordre ? La lettre du comte de Chambord n'a pas simplifié les choses, elle est d'un beau langage et d'une grande élévation morale, mais il faut convenir qu'elle est peu propice à dissiper les préjugés hostiles, et c'est d'une triste ressource que d'en être réduit, pour faciliter la fusion, à se dire qu'il faut parler de cette lettre le moins possible et à considérer comme une bonne chose le silence que les princes consentent à garder. Dans une pareille situation, je ne vois pas quelle démarche publique on pourrait tenter. J'éprouve dans toute son amertume la vérité du mot de M. de Bonald1, qu'il est moins difficile de faire son devoir que de le connaître, et je vous serais reconnaissant, cher ami, de m'aider par vos conseils dans la recherche inquiète et consciencieuse à laquelle je me livre.

Au moins, tout en convenant des fautes de M. Thiers, tout en lui disant avec autant de franchise que d'affection ce que je crois la vérité, il me semble qu'on n'a pas subi à son égard la meilleure conduite. La droite et M. Thiers sont comme deux hommes qui, au fond serait fait pour s'entendre, mais qui auraient cessé de se voir et ne se connaîtraient plus l'un l'autre que par les commérages que ferait à chacun de son entourage. De là, des malentendus qu'un mot d'explication aurait dissipés, et qui se développent, grossissent jusqu'à former, au moindre choc, de violents orages. J'ai souvent dit à M. Thiers qu'il devrait avoir entre lui et la chambre des intermédiaires chargés de prévenir ces orages. Je dis aussi à bien des membres de la droite, qu'au lieu de se perdre en suppositions et en vivacités contre M. Thiers, il devraient l'entourer, le conseiller, l'éclairer, voir en lui non pas, comme ils le répètent sans cesse, un obstacle et un ennemi définitif, mais un auxiliaire possible et nécessaire ; pour réussir, la solution monarchique doit se sentir avec lui ; et, si l'on est obligé de travailler sans lui, il faut tout au moins se garder de paraître la poursuivre contre lui ! Il y a mille détails dans lesquels je ne puis entrer et sur lesquels cette manière de voir, substituée à celle dont on s'est généralement pénétré, aurait exercé, j'en suis sûr, une heureuse influence. C'est la, je n'en doute pas, la conduite que M. Berryer aurait conseillée et que vous auriez, si vous fussiez trouvé dans cette Chambre, indiquée et suivie. Mais, laissez-moi vous le dire, contre votre intention, vos lettres, si admirables d'ailleurs, en encourageraient plutôt une autre ; que ne les adressez-vous directement à M. Thiers ? Elles iraient droit à leur but, sans danger le compromettre. Vous avez dit, en 1848, qu'il ne fallait pas donner de vin aux gens ivres. Eh bien ! Je crois qu'il y a péril aussi à monter contre M. Thiers des gens qui ne sont déjà que trop animés. Pour mon humble part, je m'étudie à éclairer M. Thiers en même temps qu'à pacifier ceux des membres de la droite auprès de qui je puis avoir accès ; je n'en ai pas encore trouvé un parmi ces derniers, qui, très décidé à renverser M. Thiers, ait une idée nette et précise de ce qu'il pourrait mettre à sa place. Quand on n'en est là, il me paraît au moins imprudent de vouloir précipiter les choses, et je crois qu'on ferait mieux de songer d'abord à se ménager, dans les autres partis et dans l'armée, des alliés : détails dont bien peu me paraissent prendre souci. Je me flatte de n'avoir pas peu contribué à amener l'ajournement de la proposition qui conférait deux ans de pouvoir à M. Thiers, et je suis convaincu que si rapprochement pourrait se faire entre lui et la droite, notre pays et notre cause y gagneraient. Si vous en jugez ainsi, je vous supplierai de réserver pour M. Thiers lui-même vos sévérités, persuadé que dites dans le langage qui vous est propre, elle l'impressionneraient. En tout cas, je ne je ne demande qu'à être prêché par vous, et je vous serais très obligé de me donner votre avis.

Ch. de Lacombe

*Lettre publiée par Charles de Lacombe dans son Journal politique, t. 1. p. 21-24

Notes

1Bonald, Louis Gabriel Ambroise, vicomte de (1754-1840), homme politique, philosophe et journaliste français. Émigré en Suisse après l'adoption de la Constitution civile du clergé, il y publie son ouvrage majeur, Théorie du pouvoir politique et religieux (1796). Revenu en France sous le Consulat, il collabore au Mercure et à la Gazette de France.  est nommé, en 1810, au Grand Conseil de l'Université. Légitimiste ardent, il devient sous la Restauration, l'oracle des ultras. Député et pair de France, il était entré à l'Académie française en 1816.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 mai 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 25/02/2013