CECI n'est pas EXECUTE 14 octobre 1868

Année 1868 |

14 octobre 1868

Charles de Montalembert à Alfred de Falloux

La Roche-en-Breny (Côte d'Or), 14 octobre 1868*

 

Très cher ami,

Je suis bien en retard avec vous, mais vous ne savez que trop bien pourquoi ! Je n'ai rien de bon à vous dire ni sur moi ni sur quoi que ce soit ...Cet oculiste [consulté à Paris] m'a expliqué, en force termes grecs et français à la fois, que j'avais une paralysie de la sixième paire de nerfs optiques [cérébraux], que je risquais fort d'être borgne et que j'avais, en attendant, la certitude de rester louche pendant le reste de mes jours. Ceci vérifie, comme vous voyez, l'insertion de l'aimable Eugène Veuillot, qui a qualifié depuis si longtemps tous les catholiques libéraux et surtout vous et moi, de louches, attendu l'habitude qu'ils ont de regarder à la fois l’Église et la liberté, lesquelles marchent en sens diamétralement opposé. Le plus triste et le plus sûr, c'est que je ne vois plus clair de loin, ni même pour me conduire en marchant...Mais heureusement je puis encore bien voir tout ce qu'il m'est possible d'approcher de mes yeux...

Mes crises de souffrance positive sont certainement moins fréquentes et moins violentes que les vôtres ; mais, en revanche, je n'ai jamais ces retours de vie et de force qui vous caractérisent et qui font croire (quand on vous voit de temps en temps) que vous n'êtes pas malade. Surtout je n'ai pas cette sérénité si enviable, que j'admire en vous de plus en plus, à mesure que je m'en sens de plus en plus éloigné. Aussi êtes vous, sans compliment, l'être humain que je désire le plus revoir, parce que personne ne me remonte comme vous, quoique je ne sois presque jamais convaincu par vos arguments et vos raisonnements.

Si vous étiez ici, vous me trouveriez encore bien plus préoccupé de la situation faite aux catholiques du XIXe siècle que de mes maux physiques ou autres. J'ai un peu souri quand j'ai vu que vous aviez récemment pleuré, mais vraiment pleuré la mort du duc de Bourgogne1. Mon cœur, si peu monarchique, est à l'abri de semblables émotions. Je ne puis pas même vous concéder que M. Le duc d'Orléans fut un grand criminel, et je vous renvoie à cette occasion au livre si remarquable de M. Charles Dunoyer, Le Second Empire2 que j'ai découvert et lu, à Maîche3, où il m'attendait depuis quatre ans. Il faut absolument que vous vous le procuriez, car, tout en plaidant les circonstances atténuantes en faveur de Louis-Philippe4 et de son règne, il blâme comme vous et comme moi la faute et le crime que l'on a commis en 1830, non par l'insurrection parfaitement légitime, mais par la violation parfaitement inutile du vieux droit héréditaire. Faut-il vous l'avouer, du reste ? La France me paraît depuis 1852 si lâche et si bête que j'ai de la peine à m'intéresser à elle. Je réserve toutes mes susceptibilités et toutes mes inquiétudes pour l’Église. J'ai beau me raisonner et me réfugier dans l'histoire, que je connais trop bien, je ne trouve rien qui puisse m'expliquer l'état actuel du gouvernement des âmes ni surtout m'en consoler. Chaque jour me révèle la puissance absolue et exclusive des sots qui regrettent dans Isabelle II le dernier gouvernement chrétien de l'Europe5. J'ai reçu tout a l'heure une lettre du P. Hyacinthe6, qui revient d'Angleterre et qui a trouvé les catholiques anglais prosternés sous le même joug que le nôtre. Si vous saviez ce qu'on vient de débiter dans l'assemblée des catholiques allemands de Bamberg7, sur ou plutôt contre la liberté d'enseignement ! Mais vous pouvez le deviner en lisant la Civiltà8. J'ai vu notre évêque à Paris, je suppose qu'il vous aura communiqué le motif qui lui fait retarder la publication de son mandement sur le prochain concile9. Il est allé en Belgique avec l'espoir de trouver des adhérents dans Mgr Dechamps10 et Mgr de Ketteler11.

Ci-joint le projet de mémoire (ou plutôt du préambule de mémoire) que j'avais rédigé pour lui. Ne lui en parlez pas, puisqu'il ne vous en a rien dit, mais renvoyez-moi ce brouillon quand vous en aurez pris connaissance. Priez votre secrétaire de le mettre dans une enveloppe où il ne soit pas trop chiffonné, comme l'ont été mes questions au futur concile, que vous m'avez bien renvoyées, mais dont vous ne m'avez pas dit votre avis.

Adieu, très cher ami, je vous embrasse, comme vous le dites si bien, tendrement est tristement.

Montalembert.

 

*Lettre publiée in Charles de Montalembert. Catholicisme et Liberté, Ed. du Cerf, Paris, 1970.

1Dans une lettre du 23 septembre 1868 à Montalembert, Falloux lui avait écrit qu'à la relecture de quelques pages de Saint-Simon, il avait pleuré « mais vraiment pleuré à la mort de duc de Bourgogne... »

2Ch. Dunoyer, Le Second Empire et une nouvelle restauration, Londres, 1864, 2 vol.

3Le château de Maîche, dans le Doubs, appartient à de Ch. de Montalembert qui y séjourne très souvent jusqu'à sa mort.

4Louis-Philippe Ier (1773-1850), duc d'Orléans, puis roi des Français de 1830 à 1848.

5Isabelle II d'Espagne (1830-1904), reine d'Espagne de 1830 à 1868. Contrainte à l'exil lors de la révolution du 30 septembre et de la prise du pouvoir par le général Joan Prim, elle vint se réfugier en France, au château de Pau que l'Empereur mit à sa disposition.

6Charles Loyson, en religion Père Hyacinthe (1827-1912). Prêtre dominicain, il était entré en 1862 dans les Carmes. Prédicateur à Notre-Dame de Paris de 1864 à 1869, son éloquence inspira l'admiration de Montalembert. Son éloignement de l'Eglise qui intervient pau après sera une profonde tristesse pour Montalembert.

Le 20 septembre 1869, il annoncera en effet par une lettre publique sa décision de quitter le Carmel. Elle fut très durement ressentie par les catholiques libéraux auxquels il était très lié et qui lui vouaient, comme Montalembert. une profonde admiration. La déception et la surprise furent telles que certains de ses proches ne désespéraient pas de le voir revenir un jour dans l'Église. Ainsi de Falloux qui écrivit «J'espère donc, quoique bien faiblement, qu'étant sorti si brusquement de la double solitude de la méditation et du cloître, il va s'épouvanter, se dégoûter des tristes réalités qui l'enveloppent et reprendre son vol vers les sommets. Dieu le veuille et nous le rende. J'en jouirai vivement comme chrétien et aussi comme ami, car tout ce qu'on connaissait de lui était attachant». Cité par J.-R. Palanque, Catholiques libéraux et gallicans en France face au Concile du Vatican 1867-1870, Aix-en-Provence, 1962, n. 145, p. 96-97. Mais tout espoir de voir le P. Hyacinthe réintégrer l'Église s'éloigna définitivement lorsque fut connu son mariage, en 1872.

7Les catholiques allemands s'étaient réunis en congrès à Bamberg, en Bavière, du 31 août au 3 septembre 1868.

8Civiltà cattolica, fondé à Naples en avril 1850, l'organe des jésuites, était très proche du Saint-Siège et hostile aux catholiques libéraux.

9Il s'agit de sa Lettre sur le futur concile œcuménique, une brochure de 56 pages datée d'octobre mais qui paraîtra en novembre 1868.

10Victor Auguste Isidore Dechamps (1810-1883), prélat belge. Entré dans les ordres chez les Rédemptoristes, il devint évêque de Namur en 1865, puis archevêque de Malines en 1878.

11Ketteler, Wilhelm Emmanuel von (1811-1877), prélat, théologien et homme politique allemand. Ordonné prêtre à Mûnster, en 1844, nommé évêque de Mayence en 1850, il était entré au Parlement de Francfort dés 1848 et deviendra membre du Reichstag en 1871. Cofondateur du Zentrum, il s'opposa à la politique du Kulturkampf de Bismarck. Au concile, il fit partie de la minorité qui, avec Mgr Dupanloup, considérait inopportune la proclamation de l'infaillibilté pontificale.

Notes

1Dans une lettre du 23 septembre 1868 à Montalembert, Falloux lui avait écrit qu'à la relecture de quelques pages de Saint-Simon, il avait pleuré « mais vraiment pleuré à la mort de duc de Bourgogne... »
2Ch. Dunoyer, Le Second Empire et une nouvelle restauration, Londres, 1864, 2 vol.
3Le château de Maîche, dans le Doubs, appartient à de Ch. de Montalembert qui y séjourne très souvent jusqu'à sa mort.
4Louis-Philippe Ier (1773-1850), duc d'Orléans, puis roi des Français de 1830 à 1848.
5Isabelle II d'Espagne (1830-1904), reine d'Espagne de 1830 à 1868. Contrainte à l'exil lors de la révolution du 30 septembre et de la prise du pouvoir par le général Joan Prim, elle vint se réfugier en France, au château de Pau que l'Empereur mit à sa disposition.
6Charles Loyson dit Père Hyacinthe venait d'annoncer par une lettre publique, le 20 septembre 1869, sa décision de quitter le Carmel. Elle fut très durement ressentie par les catholiques  libéraux auxquels il était très lié et qui lui vouaient une profonde admiration. La déception et la surprise furent telles que certains de ses proches ne désespéraient pas de le voir revenir un jour dans l'Église. Ainsi de Falloux qui écrivit «J'espère donc, quoique bien faiblement, qu'étant sorti si brusquement de la double solitude de la méditation et du cloître, il va s'épouvanter, se dégoûter des tristes réalités qui l'enveloppent et reprendre son vol vers les sommets. Dieu le veuille et nous le rende. J'en jouirai vivement comme chrétien et aussi comme ami, car tout ce qu'on connaissait de lui était attachant». Cité par J.-R. Palanque, Catholiques libéraux et gallicans en France face au Concile du Vatican 1867-1870, Aix-en-Provence, 1962, n. 145, p. 96-97. Mais tout espoir de voir le P. Hyacinthe réintégrer l'Église s'éloigna définitivement lorsque fut connu son mariage, en 1872.
7Les catholiques allemands s'étaient réunis en congrès à Bamberg, en Bavière, du 31 août au 3 septembre 1868.
8Civiltà cattolica, fondé à Naples en avril 1850, l'organe des jésuites, était très proche du Saint-Siège et hostile aux catholiques libéraux.
9Il s'agit de sa Lettre sur le futur concile œcuménique, une brochure de 56 pages datée d'octobre mais qui paraîtra en novembre 1868.
10Victor Auguste Isidore Dechamps (1810-1883), prélat belge. Entré dans les ordres chez les Rédemptoristes, il devint évêque de Namur en 1865, puis archevêque de Malines en 1878.
11Ketteler, Wilhelm Emmanuel von (1811-1877), prélat, théologien et homme politique allemand. Ordonné prêtre à Mûnster, en 1844, nommé évêque de Mayence en 1850, il était entré au Parlement de Francfort dés 1848 et deviendra membre du Reichstag en 1871. Cofondateur du Zentrum, il s'opposa à la politique du Kulturkampf de Bismarck. Au concile, il fit partie de la minorité qui, avec Mgr Dupanloup, considérait inopportune la proclamation de l'infaillibilté pontificale.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «14 octobre 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1868, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 10/04/2021