CECI n'est pas EXECUTE 14 août 1840

Année 1840 |

14 août 1840

Armand de Melun à Alfred de Falloux

Gandelu (Aisne), vendredi 14 août [1840]1

Si j'ai un peu tardé à vous écrire, mon cher Alfred, faute en est à l'espérance que vous avez donnée à vos amis de vous voir à Paris. J'y étais ces jours derniers et sur la parole de Charles de Bourmont2 et de Madame Swetchine, je me promettais avec vous de bonne causeries bien préférables à de longues lettres mais voilà que ma mère me rappelle pour lui tenir compagnie pendant que le reste de la famille est allé complimenter une de mes sœurs nouvellement accouchée d'un troisième neveu et en partant j'apprends que vous ajournez votre voyage. Tant mieux s'il peut se rencontrer avec quelqu'une de mes apparitions mais en attendant, je vous dois compte de votre livre. Je l'ai lu avec toute l'attention qu'il mérite et je veux vous en dire quelques mots. Et d'abord, je vous en préviens vous n'aurais pas de moi le moindre éloge, vous devez y être un peu trop accoutumé d'après ce que j'ai su à Paris de ceux même qui avant de vous lire étaient le moins disposé à vous louer après les suffrages de Nettement, Montalembert, Chateaubriand que signifierait le mien, ce ne serait que répétition affaiblie, maladroite contrefaçon. Vous n'avez pas besoin que je vous rende justice puisque personne ne vous la refuse et pour me donner au moins le mérite de l'originalité, je dois prendre le rôle vacant de critique. Je critiquerai donc non le style dont j'aime la spirituelle facilité, non les sentiments et les idées que j'approuve, non l'impartialité que j'admire mais la forme même de l'ouvrage, la manière même dont il est conçu, et ma critique sera d'autant franche que la faute, s'il y a faute, est de votre part tout à fait volontaire, qu'elle part d'une vérité fort rare en ce temps, qu'aux yeux de bons juges, elle fait un des grands mérites du livre est que je ne suis pas bien sûr de ne pas être de leur avis, écoutez-moi donc sans impatience jusqu'au bout. C'est toujours notre vieille querelle après comme avant la publication. Je vous reproche de vous être trop défié de vous, vous n'avez pas voulu mettre la main aux affaires de la révolution, vous avez relégué le mouvement du siècle dans un lointain et repoussant dans un fonds à peine entrevu les hommes et les choses contemporaines vous avez donné sur le premier plan le portrait en pied de Louis XVI. Telle a été votre intention et assurément, elle n'a pas été trompée mais il résulte pour moi de cette disposition de votre tableau, une impression toute autre que celle que je devais attendre à mesure que Louis XVI se détache de son temps et de son peuple, il le rapetisse, plus sa personne occupe la place dans le récit moins il m'intéresse ; est-ce donc défaut de talent dans l'exposition loin là, car je reconnais que vous vous avez grandi votre personnage autant qu'il était possible de le faire, vous ne lui avez rien fait perdre de ses avantages, et assurément personne ne l'a traité avec plus d'amour, de respect et de vérité ; je serais bien plutôt tenté d'accuser la solidité de mon jugement et de me reprocher à moi-même une pareille impression mais comme on ne se résigne à une prestation de ce genre qu'après avoir épuisé tout autre explication, voilà comment je me suis rendu compte de ce singulier résultat. Dans cette succession de grands événements qui composent l'histoire deux classes d'homme occupent le sommet de la société et mêlent leur fortune particulière à celle des peuples, les uns à qui Dieu a donné le génie, se font a eux même leur place dans le monde, agissent sur leur temps et leur apportent l'influence de leurs talents et de leur âme, les autres doivent toute leur importance à leur situation leur grandeur appartient tout entière aux circonstances qui les entourent et les événements font la plus grande partie de leur valeur : le mérite des premiers est donc indépendant de leur puissance, il en est le principe la cause, c'est en eux-même qu'il faut aller chercher le secret de leur action dans l'histoire de là l'intérêt qui s'attache à la biographie des grands hommes de Plutarque, parce que leur âme source de leur supériorité se révèle en dehors de tout le prestige dont la politique les entoure de là aussi la curiosité qui provient des moindres détails de la vie intime de Napoléon parce que la personne est ici la cause de la fortune et que l'on veut arriver à l'homme à travers l'empereur mais il n'en est pas ainsi de ceux qui n'ont de force que par le rôle que leur donne la naissance ou les événements. Plus vous les isolez de leur cadre, plus ils s'abaissent séparés de la destinée que leur a fait leur temps, ils retombent dans la foule. Tel est, à mon avis, Louis XVI, je l'ai toujours cru, mais maintenant après vous avoir lu, ce n'est plus une opinion, c'est une conviction. Hors de la royauté et de la révolution, Louis XVI jusqu'au temple appartient à cette classe heureusement assez nombreuse d'honnêtes gens qui vivent dans l'estime de leurs voisines cèdent aux circonstances tant qu'on ne leur demande pas un acte contraire à leur conscience ne prennent sur eux l'initiative et passent leur temps à se résigner, il y a plus d'une âme de cette trempe  dans les hommes de notre époque. La mort le détache, il est vrai, de la foule, mais n'oublions pas pour l'honneur de notre France, qu'en ces jours de <mot illisible> le courage de bien mourir était vulgaire dans la noblesse. Combien de faibles femmes ont paru devant le tribunal révolutionnaire, la tête aussi haute et la parole plus fière et quant à la couronne du martyr, elle appartient bien plus au paysan vendéen, qui libre dans son bocage, marchait volontairement à la mort pour Dieu et la royauté qu'un fugitif de Varennes et un prisonnier du temple. Ce qui fait la grandeur de Louis 16, ce qui l'élève au-dessus du noble et du <mot illisible>, c'est qu'à lui seul, il représente un principe social, il porte avec lui à la barre de la Convention, la royauté, voilà ce qui donne d'immenses proportions à sa lutte contre la révolution, voilà ce qui fait de son jugement et de sa mort un si grand drame ; la personne s'efface dans le principe et l'homme dans l'idée. Vous n'avez pas voulu toucher à ces grands effets, votre modestie s'est effrayée de la tâche, et en ne rencontrant sous votre plume, que l'homme je me suis senti tout prêt à vous accuser d'avoir enlevé à votre héros toute la grandeur qu'il devait à son rôle, mais, ce reproche, en y réfléchissant un peu, est le plus éclatant hommage de votre bonne foi et de votre sagacité, il ne va rien <mot illisible> qu'à vous faire un crime d'avoir peint Louis 16 trop ressemblant, et de n'avoir pas voulu le cacher sous les drapeaux de l'histoire. En effet, Louis 16 est bien tel que vous le montrez et cet isolement, ce détachement des hommes et des choses n'est pas un tort de son historien, mais la faute de toute sa vie dans toute circonstance dans la réalité, comme dans votre récit, l'homme apparaît avec son courage passif, sa bonté, sa résignation mais on cherche en vain le roi, son instinct de commandement et sa puissance d'action. ; il refuse, mais il n'ordonne pas, il a les vertus de l'obéissance qui sait résister passivement à l'injustice mais il n'a rien de cette ardente volonté qui s'impose, parce qu'elle s'annonce la première et qu'avant d'écouter les objections des adversaires, elle a déjà pris possession de la loi.

Maintenant, pour résumer toute ma pensée et faire la part de la critique et de l'éloge, je vous dirai sincèrement que Louis 16 me paraît dans votre livre tel qu'il était, mais non tel que ses admirateurs voudraient qu'il eut été, et s'il est permis de juger d'après ma propre impression, de l'impression commune, il me semble que cette histoire bien étudiée est de nature à diminuer la prévention de ses ennemis, mais aussi, si vous ne repoussez pas cette parole comme un blasphème, l'intérêt de ses amis ; en un mot comme das votre conscience d’écrivain vous réduisez Louis 16 aux proportions restreintes de la réalité, sa personne revenue à sa juste valeur, dépouillée de tout ce que l'esprit de parti avait ajouté de calomnie et d'influence sur l'époque, ne réveille plus que des sentiments de pitié ; on le plaint d'avoir reçu dans des temps si difficiles et d'avoir si cruellement expiés des événements auxquels il prenait si petite part. La révolution en le condamnant en avait fait un tyran, un homme de mauvaise foi, un conspirateur contre son peuple. Les royalistes par compensation en faisaient un modèle de toutes les vertus, un martyr. Vous lui avez rendu sa véritable physionomie, vous ne l'avez ni calomnié ni flatté, ce n'est plus un objet de haine ou d'admiration. Ce n'est plus un tyran ni un martyr, c'est un homme à qui Dieu avait donné assez pour se sauver, mais pas assez pour sauver son peuple. Tel est, mon cher Alfred, dans toute la sincérité de mon âme le jugement que j'ai tiré de votre livre et je l'ai annoncé toute forme de critique, parce que peut être en présentant Louis XVI en lutte contre les événements vous lui auriez <mot illisible> plus de prestige, mais aussi il eut fallu prendre parti pour ou contre, et votre autorité d'historien se serait affaiblie de toute la vivacité de vos convictions. L'ouvrage aurait prêté à de plus hautes méditations à des apparences plus profondes, mais vous avez préféré sacrifier l'historien à l'histoire et perdre une occasion de faire plus de bruit au dépens de la vérité. Ce n'est pas moi qui vous en ferez un crime et comme je le disais au commencement, ma critique pourrait bien à la rigueur passer pour un éloge, prenez la comme vous voudrez seulement, recevez la juste ou non, comme une preuve de mon amitié pour vous, si j'en vais moins, une phrase m'aurait tiré d'affaire, et je vous aurais exprimé mon impression par une exclamation de joie ; mais vous valez mieux que  toutes ces admirations, c'est à vous maintenant de me dire si vous avez réussi, si votre but est atteint. Si vous vouliez élever un monument à la mémoire de Louis 16, le grandir aux yeux de la postérité et compléter l'apothéose qui figure au temple, je ne crois pas que votre livre ait cette puissance, encore une fois, Louis 16 y est trop séparé de la royauté pour arriver si haut, mais si frappé de toutes les exagérations, vous vous etes permis de mettre son souvenir sous la protection de sa vertu, et aussi il faut le dire, de son inaction, si en un mot, vous avez voulu montrer une vérité toute nue, éviter les extrêmes, l'homme qu'il ne faut ni admirer ni haïr, mais plaindre du fond du cœur, vous avez bien fait d'écrire Louis 16, et votre livre, sorti d'une âme aussi noblement dévouée que la votre, à la dynastie de Bourbon, est un acte d'impartialité digne de toutes les louanges. Après cela en sincère ami, j'ajouterai que je ne crois pas à cette préméditation, vous aimiez Louis 16, vous étiez indigné de le voir si méconnu, vous avez voulu, tout e étant fidèle à la vérité, en faire une apologie, une réhabilitation, et vous avez écrit sous ces inspirations, mais sincère et clairvoyant comme vous êtes vous avez dit ce que vous voyiez et vous avez été peut-être plus vraie que vos expressions et vos intentions ne le voulaient. Voilà comme j'ai compris votre Louis 16 mais sans prétendre à l'infaillibilité, c'est à vous à me dire si j'ai raison. Quant à la question plus difficile , si je vous conseille de suivre la carrière commencée, les encouragements que vous recevez de tous côtés, répondant plus haut que moi, mon jugement n'est pas encore formé complètement sur ce point ; c'est une grande affaire qu'un <mot illisible>, le premier peut paraître le <mot illisible> printemps d'un homme de loisir, le second est une prise d'état littéraire, une déclaration qu'on se sent la force et la mission d'éclairer le monde et de parler à la foule, il faut alors monter peine de descendre, ce n'est plus une distraction ou un essai mais un apostolat qui demande sa vocation comme les autres ; mais nous en causerons à notre aise en temps et lieu à moins que mes raisonnements sur Louis 16 contredits par des auteurs bien plus imposants ne vous dissuadent un peu de me demander conseil. Dans tous les cas, continuez à travailler, écrire, appliquer à l'histoire votre intelligence et vos <mot illisible>. Tout cela vaut mieux que les partis de chasse ou de billard, et quand le public devrait ne pas profiter de vos veilles, elles ne seront jamais perdus pour vous, et puis après de consciencieuses méditations, des études approfondies, vous vous interrogerez sincèrement, et si votre intelligence vous répond que vous avez en vous ce qu'il faut pour enseigner nos contemporains, faire la leçon au monde, marcher, et répandre sur <mot illisible> vos pensées et vos impressions, la parole est <mot illisible> une des plus belles formes de l’aumône et une vérité bien présentée vaut mieux qu'un morceau de pain mais encore une fois ne publier à l'avenir que pour le bien de ses lecteurs et ne travailler qu'à les rendre meilleurs.

Vous me pardonnerez tout ce long griffonnage, mon cher ami, en y reconnaissant l'expression de toute l'amitié que je porte à vos succès, à votre avenir et vous ne vous étonnerez pas de ce qui peut vous sembler incomplet et faux dans mon jugement car je le jette comme dans une conversation et malheureusement je n'ai pas, comme en causant, le temps de développer mes idées d'éclaircir mes phrases et de justifier mes assertions. Je ne sais si vous me trouvez indulgent ou sévère, car j'ai bien moins prétendu vous accuser ou vous défendre, que constater l'effet qui résultait de votre travail mais je suis sûr au moins que vous ne doutez pas de mon extrême désir de vous voir entouré de tous les suffrages, et marchant d'un pas ferme sur la gloire si belle et si difficile d'un écrivain distingué. Tout à vous. Présentez, je vous prie, mes respects à Madame votre mère, et donnez-moi de vos nouvelles quand vous le pourrez.

A. de Melun

Notes

1C'est en 1840 que Falloux a publié son livre sur Louis XVI dont il est essentiellement question dans cette lettre.
2Bourmont, comte de Ghaines de, Charles (1773-1846), général puis maréchal. Après une brillante carrière en Algérie, il avait refusé de rester au service de Louis-Philippe renonçant à ses titres et traitements.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «14 août 1840», correspondance-falloux [En ligne], Année 1840, Monarchie de Juillet, Années 1837-1848, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 25/03/2013