1873 |
24 avril 1873
Alfred de Falloux à Jules de Bertou
Angers, 24 avril 1873
Cher ami,
Nous sommes tous désolés que l'aimable intention de Madame Madeleine1 soit ajournée par ma faute ; mais j'avais pris engagement et jour, avec mes cousins de Beaumont et de Blois, pour une visite que j'avais déjà promise et manquer plusieurs fois. Toutes les paroles que je pouvais croire utiles ayant été échangé hier et avant-hier entre les députés, les conseillers généraux et moi, je m'étais hâté d'en profiter pour dégager ma parole. Maintenant, je suis tout à vous la semaine prochaine, excepté mardi, jour du mariage de Samuel à Grez-Neuville, à quatre lieux d'Angers, ce qui, par conséquent, me prendra toute la journée. Quant à mes trois femmes, il est bien entendu qu'elle ne bouge pas, car Monsieur Farge2 ne promet pas encore d'autoriser une messe à Saint-Maurice dimanche prochain ; mais le fauteuil est supporté cinq ou six heures par jour sans inconvénients. On n'ose solliciter aucun des petits chérubins, mais on se dédommage en leur envoyant des millions de tendresses.
La réunion de L'Étoile a été on ne peut plus violente ; Charles de Quatrebarbes3 et Amédée d'Andigné4 (le frère du marquis) ont dépassé, me dit-on, toute mesure envers Cumont et moi, et plusieurs auditeurs ont pris leur chapeau et s'en sont allés pendant ces deux discours. Les finances du journal exigeaient une forte mise de fonds, l'indemnité à Muller une autre ; on a transigé en gardant Muller et en imposant plus de retenue, ce qu'il observe très fidèlement depuis huit jours.
Une épisode dont j'ai ri même cette nuit amusera peut-être Mesdames de Castellane. Louis de Bourmont5 guettait le moment de parler de paix et de rapprochement, sans entendre de toute la discussion autre chose qu'un petit murmure dans lequel son oreille ne saisissait rien. Tout d'un coup, il s'aperçoit que les petits murmures cessent, que les lèvres restent immobiles, et que chacun paraît se recueillir. Il a dit : la discussion est épuisée, voici mon moment venu, et aussitôt il commence sa harangue préméditée. On de précipite sur lui, et on lui crie à tue-tête : mais taisez-vous donc, taisez-vous donc, on nous lit une lettre du comte de Chambord, qui remercie et félicite L’Étoile ! Et le pauvre Louis rengaina encore une fois ses excellents sentiments, en demandant qu'on lui donnât la lettre à lire après la séance.
Quant à moi, vous ne me trouverez jamais infidèle au comte de Maistre6, je l'espère, et c'est vous, ce me semble, qui êtes un traducteur inconséquent ; quand il signalait le péril des abus, c'était pour qu'on eut le courage de les combattre ou d'appuyer ceux qu'il combattaient. Je ne blâme pas non plus la troisième candidature destinée à se compter entre Barodet et Rémusat7, et je fais beaucoup de vœux pour que le chiffre de cette protestation soit élevé, mais je ne me rends pas bien compte de votre argument de ce matin. Quand M. Thiers s'entend avec M. Arago8, nous disons : M. Thiers s'entend avec les républicains ; quand M. de Bisaccia9 s'entend avec M. de Cassagnac10 pourquoi donc ne voulez-vous pas qu'on dise aussi : les chevau-légers établissent une entente avec le bonapartisme ?
Là-dessus, cher ami, je vous prie de renouveler toutes nos actions de grâce à Rochecotte ; et je monte en voiture en passable état, Alfred.
Je reviendrai samedi.
1Madeleine de Castellane (1847-1934), née Leclerc de Juigné ; sa belle-fille, mariée le 3 avril 1866 avec Antoine de Castellane.
2Médecin de la famille de Falloux.
3Quatrebarbes, Charles de (1824-1893).
4Andigné, Amédée Marie Alexandre (1822-1889).
5Bourmont, Louis IV de Ghaisne de Bourmont (1801-1882).
6Maistre, Joseph de (1753-1821), philosophe. Savoyard, il était sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Magistrat au Sénat de Savoie comme son père, il quitta la Savoie à l'arrivée des troupes françaises en septembre 1792 et se réfugia en Piémont puis en Suisse. Il publia, en 1797, son premier ouvrage Les considérations sur la France. Rentré en Italie en 1799, il fut chargé par le roi de Sardaigne de le représenter auprès du tsar. Il resta en poste à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1817. Revenu en Italie, il mourut à Turin. Auteur de plusieurs ouvrages, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814), Du Pape (1819) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (ouvrage publié en 1821 peu après sa mort), De Maistre, comme De Bonald, refusa tout compromis avec les principes nouveaux issus de la révolution. Mme Swetchine et Joseph de Maistre avaient lié connaissance en Russie.
7Claude-Désiré Barodet (1823-1906), l'ancien maire de Lyon, appartenant au parti radical, s'était porté candidat lors de l'élection complémentaire de la Seine du 28 avril 1973. Il y sera élu contre le candidat de Thiers, Rémusat soutenu par les conservateurs.
8Arago, Étienne (1801-1892), écrivain et homme politique. Élu de la gauche à l'Assemblée constituante de 1848, il se réfugia à Bruxelles après le coup d'état de 1851. Rentré en France en 1859, il y reprit ses travaux littéraires. Revenu à la politique dés la chute de l'Empire, il fut nommé maire de Paris par le gouvernement de la Défense nationale. Élu républicain à l'Assemblée nationale du 8 février 1871, il démissionna peu après.
9La Rochefoucauld, Marie-Charles-Gabriel-Sosthène, duc de Bisaccia, puis duc de Doudeauville (1825-1908), homme politique. Élu à l'Assemblée nationale en 1871, il sera réélu de 1876 à 1889. Légitimiste, il contribua au renversement de Thiers, puis après avoir tenté, en vain, de convaincre le comte de Chambord de s'engager dans la « fusion », il déposa le 15 juin 1874 une proposition en faveur d'une restauration immédiate qui ne recueillit que 64 voix.
10Cassagnac, Bernard-Adolphe (1806-1880), journaliste et homme politique. Partisan de la dynastie d’Orléans sous la monarchie de Juillet. Bonapartiste extrême sous la Seconde République, il applaudit au coup d’état et soutint Napoléon III par son activité littéraire. Il fut membre du Corps législatif. Il avait fondé, en 1849, le quotidien Le Pays, devenu l'organe du parti bonapartiste.