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Les élections de 1846

Les élections

L’avènement de Pie IX intervenait à un moment où le contexte politique était très agité en France. Des élections générales devaient avoir lieu le premier août. Dés que la décision de dissoudre la Chambre avait été rendue publique, Montalembert, par l'organe de son Comité électoral pour la défense de la liberté de l'enseignement avait convié les catholiques à la lutte: «C'est au sujet de la liberté d'enseignement qu'il convient d'interpeller les candidats aux prochaines élections1Montalembert se gardait bien de demander aux légitimistes, ses alliés, de renoncer définitivement à leurs préférences politiques, mais leur enjoignait de privilégier, pour la circonstance, l'intérêt supérieur de l’Église. La Gazette de France avait fermement rejeté la «manœuvre» du leader catholique. Mais Berryer, sur les conseils de Falloux, organisateur d'une rencontre entre les deux hommes, s'était associé à la campagne des catholiques, acceptant même d'entrer, au Comité électoral pour la liberté de l'enseignement2.

La campagne du parti catholique avait fini par inquiéter le gouvernement. Tous les rapports préfectoraux convergeaient: en soutenant tel ou tel candidat, les comités départementaux du parti brouillaient les cartes. Pour affaiblir ce parti, et dissuader une partie de l'électorat censitaire de voter pour ses candidats,  Salvandy, successeur de Villemain au ministère de l'Instruction publique, avait pris des mesures susceptibles de séduire les catholiques. Après avoir suspendu le cours d'Edgar Quinet, le ministre avait signé une ordonnance supprimant l'ancien conseil de l'Université, haut lieu de toutes les résistances contre la liberté d'enseignement. Encouragé dans son combat, et contre l'avis de Dupanloup et Beugnot qui n’étaient pas insensibles aux avances du gouvernement, Montalembert redoubla d'ardeur: «Trop tard, s'exclamait-il, une race nouvelle, intrépide, infatigable, aguerrie s'est levée du milieu du mépris, des injures, des dédains, elle ne disparaîtra plus»3.  

  Entrés en campagne au mois de mars, les deux cents comités répartis dans tout l'hexagone appelèrent à voter pour tous les candidats qui accepteraient de se prononcer en faveur de la liberté d'enseignement.  

Falloux était bien entendu l'un de ces candidats. Comme en 1842, il se présenta dans le collège de Segré où il dut, une nouvelle fois, affronter deux adversaires, Joulneaux, député sortant et opposant de gauche et le général de Lamoricière, orléaniste. Cette triangulaire rendait l'issue du scrutin beaucoup plus ouverte qu'en 1842 car le contexte avait bien changé. Falloux bénéficiait cette fois du soutien de deux partis, catholique et légitimiste. Même si cette alliance pouvait sembler plus naturelle dans l'ouest que partout ailleurs en France, elle demeurait un atout supplémentaire par rapport au scrutin précédent. Falloux avait par ailleurs beaucoup appris en quatre ans. Il n'ignorait pas que pour l'emporter sur Joulneaux, il lui fallait rassembler toutes les voix conservatrices, y compris orléanistes. Il chargea aussitôt Léon Cosnier, un de ses amis, d'aller proposer à M. de Marcombe, président du comité du Journal du Maine-et-Loire, orléaniste, «une loyale entente». En échange de l'engagement à faire voter ses amis légitimistes pour Marcombe, candidat à Angers,  il invitait les orléanistes du collège de Segré à porter leur voix sur son nom4.   

La candidature du général de Lamoricière, ce qui ne pouvait qu'arranger ses affaires, semblait des plus hypothétiques, comme en témoigne ce rapport du procureur d'Angers: «On ignore encore quel sera le candidat des conservateurs. Le bruit avait couru que M. Joulneaux se retirait et que le général Lamoricière devait se présenter à sa place. C'était même a-t-on dit chose convenue et avouée par le général qui, avant son arrivée en Anjou, avait dit et écrit que d'accord avec M. Joulneaux, il serait candidat à Segré. Ce projet subordonné à la retraite de M Joulneaux qui persiste dans sa candidature est abandonné; et le gouvernement doit le regretter car les conservateurs se seraient assurément réunis aux partisans de M. de Lamoricière dont l'élection était certaine tandis que désormais le débat reste entre M. de Falloux et M. Joulneaux, tous deux de l'opposition. Les conservateurs en se portant unanimement sur tel ou tel candidat pourraient faire pencher la balance en sa faveur, mais quelques uns sont décidés à s'abstenir par ressentiment contre les partisans de M. Joulneaux qu'une élection précédente ont fait échouer la candidature de M. de Marcombe. Cette division rend plus que probable le succès de M. de Falloux qui, ainsi que je l'ai dit compte beaucoup plus de voix que M. Joulneaux»5.

Au mois de juin, Falloux, qui se plaignait de névralgies douloureuses, maux qui le feront souffrir durant toute sa vie, était parti  se soigner à Néris, ville d'eau de l'Allier. Eloigné du lieu du combat, il  restait perplexe quant aux intentions du général: «Cher Mr. Berryer, j'apprends par un long détour que vous avez bien voulu vous occuper de notre collège de Segré et de la subite apparition qu'on prétend y faire faire au Général de Lamoricière bien que je ne sois absent que pour peu de jours et pour de graves motifs de santé, je ne veux cependant pas que mon absence tourne au préjudice à nos communs intérêts et j'aime mieux vous répéter ce que vous savez que de vous laisser ignorer une chose essentielle. Le Général Lamoricière accepte-t-il oui ou non la candidature de Segré annoncée et patronnée officiellement dans le Journal de la préfecture du lundi 22 juin. S'il refuse, tout est pour le mieux. Si le général hésite j'oserais vous prier de lui représenter ou de lui faire représenter par le meilleur intermédiaire possible la situation qu'on s'efforce de lui faire accepter contre nous contre l'opposition libérale et au profit de l'intérêt le plus exclusif du ministère. Informé des intentions du général de se porter candidat à Nantes, son pays natal, Falloux ajoutait:»Il importerait donc de stimuler ce mouvement à Nantes qui dégagerait complètement Segré sans enlever  au Général une position parlementaire qu'il semble ambitionner6.» Dans sa réponse, Berryer se voulait confiant: «Mon cher Falloux, je ne sais rien de positif sur les projets de Mr Lamoricière, je ne l'ai point vu et ne le verrai pas, on dit qu'il se présente dans beaucoup de collèges. A Segré, la gauche qui veut lutter contre vous pour garder Joulneaux repousse absolument Mr Lamoricière. J'espère qu'aucun de nos amis ne lui donnera sa voix. Maintenez donc fortement et jusqu'au ballottage votre candidature. La présentation du général à Nantes contre DuBoys est aussi repoussée par l'opposition elle veut le moins attaquer à Cholet mais Sevret et le ministère prétendent lutter contre M. de Quatrebarbes et je ne pense pas que le général y soit porté par personne. Laissons faire à Nantes mais nous annonçons positivement notre lutte contre Lamoricière à Segré et à Cholet... Lamoricière vient en France pour s'assurer une haute position à Alger si Bugeaud revient pour se marier et pour se faire élire, c'est trop de choses en un même voyage et toute l'opposition voit bien ce que serait le général à la chambre.»7.

Ayant hésité entre Segré et Cholet, Lamoricière fut en définitive battu dans les deux collèges. A Segré, sa présence n'empêcha pas Falloux de conquérir le siège8. Il l'emporta brillamment dés le premier tour avec 183 voix contre 148 à Joulneaux, Lamoricière n'obtenant que 27 suffrages.

Associée à l'élection du comte de Quatrebarbes au collège de Cholet, la victoire de Falloux à Segré, apportait un certain réconfort aux légitimistes qui subirent une large défaite dans l'ensemble du pays: «Vous venez, nous consoler de nos pertes, lui écrivit Berryer, nous relever de nos chutes et ranimer nos forces abattues. Dieu soit loué ! Vous savez tout mon contentement et j'en ai besoin au milieu de tant de regrets. Dites je vous prie, mes compliments et mes félicitations à M. de Quatrebarbes,  Maine-et-Loire a fait merveille9.» Au cours de ce scrutin, le parti légitimiste avait en effet perdu près d'un tiers de ses élus, leur nombre passant de 28 à 1910. A l'inverse de l'Ouest qui avait bien résisté, le Midi était en net recul, en particulier les bastions du Languedoc qui s'étaient effondrés.   

En revanche, les élections furent un véritable triomphe pour le gouvernement Guizot qui obtenait une majorité des plus cohérentes, ses candidats ayant raflés 291 des 459 sièges de la Chambre.  

Montalembert éprouvait une réelle déception. Au lendemain du premier tour, il écrivit dans son journal: «Le courrier apporte des nouvelles déplorables des élections. Partout le ministère est vainqueur, partout les candidats appuyés par les catholiques sont rejetés11.»  Montalembert se désespérait notamment de voir échouer ou tomber les meilleurs, Vatimesnil, Gasparin, Béchard, Saint-Priest, Larcy etc. Mais de toutes ces défaites, celle de Cormenin était «la plus cruelle».  Seules les victoires de Mérode, Quatrebarbes et Falloux lui apporteront un réel réconfort. Dans une lettre à Falloux, le chef du parti catholique s’inquiétait néanmoins de voir les royalistes s'attribuer de manière excessive son succès: «Je vous avoue tout franchement que je n'aime pas l'article de L'Union de l'Ouest sur votre élection. Il vous confisque trop au profit  des royalistes et du chef éloquent de la droite...12.» Falloux semblait, il est vrai, vouloir garder sa liberté. Parlant du nouvel élu, Mme Swetchine avait écrit à Augustin Galitzin: «Son succès a été des plus flatteurs; il est arrivé sans se lier par des engagements, sans faire de circulaires, sans autre soutien que l'estime général et le dévouement passionné de ses amis13.» Falloux l'avait donc emporté sans jamais avoir écrit une ligne de circulaire. Ce n'est qu'une fois élu qu'il fera part de ses sentiments religieux14.

En définitive, Montalembert avait toutes les raisons d'être satisfait du résultat global du scrutin. Certes, son parti n'obtenait pas la majorité, mais l'avait-il jamais espéré ? Avec l'élection de 146 candidats ayant accepté de signer le manifeste en faveur de la liberté de l'enseignement, le succès était indéniable. Veuillot d'ailleurs ne s'y était pas trompé: «Nous ne pouvons assurément que nous réjouir de l'issue des dernières élections, car les défenseurs de la liberté ont sur plusieurs points, rempli leurs devoirs15.»       

Le député

De retour à Paris le 17 août, pour l'ouverture de la session parlementaire, Falloux communiqua ses premières impressions à Jules de Rességuier: «Je n'ai pu encore prendre ni la Chambre ni moi-même au sérieux. Cela me fait pour le moment l'effet d'une excellente vie de château, où je rencontre Werner de Mérode, M. de La Guiche, M. Léon de Laborde et M. Berryer...16.» Il manifestait un certain désenchantement à la vue de certaines des personnalités de la Chambre: «M. Barrot, que je vois dans mon bureau de tout près et avec lequel j'échange force poignées de main, mérite tout ce qu'on en dit depuis deux ans à tel point qu'il est impossible qu'il ait jamais mérité ce qu'on en disait depuis. M. Duvergier de Hauranne a d'affreuses petites lunettes au physique et au moral. M. Duchâtel est le plus flasque et le plus insignifiant des radoteurs. M. Thiers se réserve pour une meilleure occasion. On n'ignore s'il la fera naître à cette occasion et généralement on suppose que non.17

L'intervention de Falloux à la Chambre ne se fit pas attendre. Quelques jours à peine après le début de la session, il prit la parole lors de la vérification des pouvoirs, pour défendre l'élection contestée de M. Drault, un représentant de l'opposition de gauche. Le gouvernement reprochait à ce député d'avoir été élu grâce à l'appoint des voix catholiques en échange de la promesse de soutenir la liberté d'enseignement. Le mandat impératif étant interdit, le gouvernement avait demandé l'annulation de cette élection. Falloux prononça un brillant discours en faveur du mandat impératif, concluant, de manière un peu excessive, que l'annulation inaugurerait le règne de l'arbitraire, «Tout gouvernement, quelle que soit sa forme, république ou monarchie, est un gouvernement absolu, du moment où les minorités n'ont plus d'organe régulier pour se faire entendre, ni de place légale pour se produire. 18.» Pour réfuter ces critiques, Guizot en personne, avait été contraint de venir justifier la position gouvernementale.

Le discours de Falloux ne pouvait suffire à faire reculer Guizot. La cohésion sortie des urnes en fut néanmoins ébranlée. L'élection de Drault ne fut en effet invalidée qu'à une faible majorité de 151 voix contre 134. Falloux venait néanmoins de gagner une réputation d'orateur. Berryer, alors souffrant félicita son jeune confrère: «Mon ami...C'est par hasard qu'un journal de Paris vient de me tomber sous la main. J'ai lu votre discours sur l'élection de Mr. Drault et j'ai hâte de vous adresser mes vives et bien sincères félicitations vous avez parlé avec raison, élégance, autorité. L'incomplet du compte rendu me laisse voir cependant le bonheur de votre élocution et la brillante soudaineté de vos pensées, c'est à mon avis un vrai succès parlementaire obtenu dés votre début. Vous êtes, soyez en convaincu, du nombre des hommes que toute chambre écoute parce qu'elle veut savoir....encore une fois je vous fais mes compliments et je vous remercie car vous donnez à ma vieille et confiante amitié la grande joie de vous voir réussir ainsi que je l'avais prévu. Vous retournerez sans doute en Anjou aussitôt après la petite session, moi je ne rentrerai à Paris que lorsque j'aurai rétabli ma santé. Dites-moi cependant quels sont vos projets, je serai charmé de pouvoir vous rencontrer avant cet hiver19

Falloux interviendra à d'autres reprises au cours de la session, en particulier dans la question polonaise. En juin 1846, Metternich, en violation du traité de Vienne, avait décidé d'annexer le territoire de Cracovie, provoquant une vive émotion dans l'opinion française. Montalembert s'était violemment élevé contre le «forfait» autrichien. Quelques mois plus tard, alors que le gouvernement semblait vouloir se limiter à une protestation verbale, le leader catholique pressait Falloux de prendre la défense du peuple polonais: «Il faut que l'Europe entière apprenne par votre bouche que les légitimistes, comme les catholiques, rejettent avec horreur toute alliance avec la cause de la tyrannie, de la spoliation et du parjure. Mais je vous en conjure, n'allez pas mêler à cette grande initiative des récriminations sur le mariage Montpensier, sur la politique Guizot; ce serait tout compromettre. Vous retrouverez tout cela après et ailleurs. La question polonaise est à mille lieues au-dessus de toutes ces misères. Soyez assuré que c'est la plus grande question sociale et religieuse des temps modernes. La Pologne n'est point ce qu'un vain peuple pense. C'est le dernier débris de la vraie chevalerie catholique. Voilà pourquoi elle mérite d'être défendue non seulement par le député de 1846, mais par l'historien de Saint Pie V...20 

La situation était délicate pour un légitimiste, par suite du récent mariage de l'héritier des Bourbon avec une archiduchesse autrichienne. Le 15 novembre 1846, le comte de Chambord avait en effet épousé Marie-Thérèse, fille du duc de Modène, François IV. Tout en se réjouissant, de cette alliance, de loin préférable à une union avec la Russie, Falloux avait conscience des risques qu'elle représentait: «...il nous reste à ne pas laisser englober notre Prince dans les iniquités Metternich. Je lui ai toujours connu au suprême degré le sentiment anti-autrichien; il l'exprimait devant moi à Prague comme à Rome...21.» Falloux s'était empressé de rassurer  Montalembert. En écho à l'intervention de celui-ci devant la Chambre des Pairs, le 21 janvier 1847, il s'adressa aux députés quelques jours après. Mais le moment n'était guère propice. Dans l'attente d'un duel imminent entre Guizot et Thiers, l'Assemblée ne prêta, en effet, qu'une oreille distraite à ses propos. C'est sans doute à l'aune de ce discours que furent jugés ses débuts à la Chambre. Son éloquence était peu éblouissante, nous dit Amoreux qui ajoute,  «Je remarquai dans ses discours, cependant, une méthode, un ordo, une division un peu systématique si vous voulez, mais qui en somme prouvaient un esprit réfléchi et une sévérité intelligente d'économiste 22.» Evoquant ses premiers pas de parlementaire, il admettra que son inexpérience lui avait interdit de prendre part aux grandes questions politiques au cours de cette session parlementaire.      

Le projet Salvandy

Montalembert et ses amis fondaient de sérieux espoirs dans la nouvelle chambre où siégeaient les nombreux députés qui s'étaient engagés à revendiquer la liberté de l'enseignement. Pour faire céder le gouvernement, les catholiques devaient obtenir l’agrément du chef de l'Eglise. Pie IX, on l'a vu, jouissait d'une réputation libérale. Mais, depuis l’affaire des Jésuites, Montalembert se défiait des décisions prises à Rome. Il voulait s'assurer de ses intentions réelles et lui faire connaître la situation des catholiques français. Dés septembre, il chargea l'abbé Dupanloup de se rendre à Rome et de remettre au pape un long mémoire dans lequel il lui était demandé de ne pas se laisser circonvenir par la diplomatie française (Rossi était toujours à Rome) et de ne pas entraver le mouvement d'émancipation religieuse. Depuis la publication, en 1845 de sa brochure, De la Pacification religieuse (1845), l'abbé Dupanloup avait acquis une certaine notoriété. L’abbé était alors âgé de 44 ans. De sentiment légitimiste, il ne passait guère, jusque là, ni pour un libéral ni pour un ultramontain. Mais son affabilité, son intelligence et une combativité associée à de réels talents de diplomate avaient séduit Montalembert.  

Reçu à deux reprises par Pie IX, Dupanloup fit part à Montalembert de son enchantement, non seulement quant à la personne même du souverain pontife mais concernant ses opinions. Désireux de «concilier les progrès de la civilisation du siècle avec les principes éternels de la religion», le pape approuvait entièrement le combat du parti catholique en faveur de l'enseignement. Félicitant Dupanloup pour sa brochure, le pape appréciait tout particulièrement que la défense de la liberté y soit faite suivant «la voie de la fermeté et de la conciliation». Pie IX marquait ainsi sa nette désapprobation d'une démarche qui ne serait pas empreinte d'un esprit de modération.

C'est précisément dans cet esprit que Dupanloup publia peu après son retour de Rome une nouvelle brochure qui allait diviser le parti catholique. Intitulée De l'état actuel de la question, cette brochure était jugée trop accommodante pour certains. Elle ne réclamait en effet ni la fin de l'intervention tutélaire de l'Etat dans l'enseignement, ni le démantèlement de l'Université. L'abbé se bornait à revendiquer l'organisation d'un enseignement libre à côté de l'enseignement public. Stigmatisant les opinions extrêmes, il appelait les catholiques à s'engager dans la voie de la transaction.

Veuillot, qui n'avait jamais éprouvé de réelle sympathie pour Dupanloup, avait réagi violemment à sa brochure, d'autant qu'il se sentait visé par la phrase sur les «opinions extrêmes». Refusant toute espèce de transaction avec le pouvoir, Veuillot reprochait au Comité d'avoir publié un texte empreint de tant de candeur. Mgr Parisis se joignit également à la réprobation de L'Univers. L'évêque de Langres n'estimait guère l'abbé qu'il jugeait piètre théologien et n'appréciait nullement sa prudence. Il avait fait part à Montalembert de son profond désappointement: «Je m'explique peu comment le Comité institué pour provoquer et soutenir la lutte, recommande et propose un ouvrage qui aura pour effet de l'amortir23

Montalembert condamna sévèrement l'initiative de Dupanloup: «Je vous conjure, lui écrit-il, de ne pas vous laisser séduire par les bonnes dispositions de Salvandy24.» Mais il regrettait avant tout que les catholiques offrent au pouvoir un tel spectacle de division et tenta de ramener le calme.

On ignore la position de Falloux, qui était pourtant, depuis le début de l'année étroitement associé aux réunions du Comité. Tout semble indiquer qu'il penchait, comme Dupanloup, vers le compromis. En témoigne sa bienveillance à l'égard de Salvandy: «M. de Salvandy, suspect à l'Université, suspectait lui-même, à plusieurs titres, l'enseignement universitaire et avait avec nous plus d'une affinité.» Dans ses Mémoires, Falloux lui est particulièrement reconnaissant, de s'être désolidarisé du gouvernement lors de l'affaire des «flétris»25.  

Le 12 avril, Salvandy présenta un projet de loi sur l'enseignement. Très en deçà de ce qu'exigeaient les partisans de la liberté d'enseignement les moins intransigeants, le projet eut pour conséquence immédiate de susciter, chez les catholiques, un rejet unanime. Fort déçu, Dupanloup publia une critique irréfutable du projet de loi. Veuillot exultait: «Monsieur de Salvandy aurait pu nous diviser, il nous rassemble et c'est le premier service qu'il nous rend.26.»  Sans approuver bien entendu le projet, Falloux traitera  Salvandy, là encore, avec une certaine indulgence: «En proposant une loi sur la liberté de l'enseignement, il savait déplaire, mais il croyait rendre service et il insista. Si son projet ne fut pas meilleur, si l'émancipation de l'enseignement ne fut pas plus franche, ce n'était pas à lui qu'il fallait s'en prendre, mais à la résistance qu'il rencontrait au sein du cabinet et dans le personnel universitaire. M. de Salvandy était aimé pour ses excellents procédés mais il était tenu en suspicion par l'esprit de corps, il essaya de tourner les difficultés en se livrant à des combinaisons compliqués, contradictoires et qui ne pouvaient résoudre efficacement le problème. C'est le reproche que nous lui adressions et que je développai à la chambre dans mon bureau, tout en saluant les bonnes intentions et un commencement de progrès, dont il était juste de tenir compte27.»   

Certes, dans son Exposé des motifs, le ministre s'était montré fermement partisan de la liberté, brocardant sans ménagement et comme aucun de ses devanciers ne l'avait fait, l'Université impériale. Salvandy reconnaissait également le droit de l’Église et du clergé français à s'occuper d'éducation. Mais aucune de ces résolutions ne se retrouvaient dans le projet. On notait bien sûr quelques concessions faites au clergé: les directeurs d'établissements libres ne se voyaient plus réclamer de certificat de moralité et le jury et l'examen qui figuraient dans le projet Villemain étaient supprimés. En revanche, on exigeait des grades toujours plus nombreux et l'on interdisait d'enseigner aux congrégations non autorisées. Enfin, les établissements prétendus libres étaient livrés à l'Université.  

Se félicitant de l'union retrouvée des catholiques, Montalembert relança l'activité des comités et la campagne de pétition en faveur de la liberté de l'enseignement. Le silence de l'épiscopat, si prompt à se mobiliser contre le projet Villemain ne laissait pourtant pas de l'inquiéter. Était-ce le signe d'une acceptation tacite des propositions de Salvandy ? Ce mutisme n'avait-il pas plutôt un rapport avec l'état général de morosité dans lequel se trouvait le pays ? Les mauvaises récoltes de 1846 avaient eu de profondes répercussions, durant l'année 1847 dans l'activité industrielle, commerciales et  financières. Les conséquences sociales de cette crise économique (chômage, indigence etc.) n'avaient pas tardé à se faire sentir. Pour sortir de la crise, de larges secteurs de l'opinion demandaient une plus nette intervention de l’État. L'idéologie libérale perdait du terrain. On peut donc penser que les revendications en faveur de la liberté d'enseignement étaient victimes d'un rejet plus général du libéralisme.

Quoi qu'il en soit, le projet déposé par Salvandy, comme celui de son prédécesseur, ne vit jamais le jour. Il fut emporté par les journées révolutionnaires de février 1848 qui mirent fin au règne de Louis-Philippe.  

Notes

1Circulaire du comité électoral, 25 juillet 1845.
2Cet engagement lui aurait valu la désapprobation de l'entourage du comte de Chambord. Le 12 juin, Berryer faisait part au prince de son intention d'abandonner la vie parlementaire. Ses amis parvinrent néanmoins à le faire revenir sur sa décision. Voir Ch. Lacombe, Vie de Berryer, Paris, 1895, vol. 2,  
3Cité par Ph. Tollu, Montalembert, op. cit.
4Lettre de Léon Cosnier au comte de Blois, 14 mars 1888.
5A. N., BB18 1443A1, rapport du procureur de la Cour royale d'Angers au Garde des Sceaux.
6Lettre de Falloux à Berryer, 28 juin 1846, Néris. A.N. AP 223 Berryer 10,
7Lettre de Berryer à Falloux, Ier juillet 1846, Bibl. nat.
8Comme le souligne Léon Cosnier au comte de Blois, héritier de Falloux, celui-ci a confondu, dans ses Mémoires, les scrutins de 1842 et 1846, écrivant notamment qu'il l'avait emporté contre MM. Jouneaulx et Marcombe alors que ce dernier, candidat en 1842, ne l'était plus en 1846.
10S. Rials, op. cit. A. Jardin et A.-J. Tudescq donnent des chiffres quelque peu différents; 26 élus en 1842 et seulement 16 en 1846.
11Montalembert, op. cit.
12Montalembert à Falloux, 6 août 1846, cité par R. Rancoeur (B.N., ms, N. acq. fr., copie). Lettre publiée par le comte Louis de Blois dans Le Figaro, 13 mai 1911.  
13Lettre de Mme Swetchine à Augustin Galitzin, 20 août 1846, publ. par A. de Falloux, t. 3.
14Lettre de Falloux à Montalembert, 20 août 1846, (B.N. ms, N. acq. fr.) cité par R. Rancoeur op. cit.
16Falloux au comte Jules de Rességuier, 20 août 1846 (Arch. Menomblet), cité par R. Rancoeur, op. cit.
17Falloux à Rességuier, 1er septembre 1846, cité par R. Rancoeur, Arch. Menomblet.
18Falloux, Discours et mélanges, t. 1
19Berryer à Falloux, 3 septembre 1846, Bibl. nat.
20Montalembert à Falloux, La Roche-en-Brény, 26 novembre 1846 (B. N., ms., N. acq. fr., copie), cité par R. Rancoeur, op. cit.
21Falloux à Rességuier (décembre 1846) Arch Menomblet, cité par R. Rancoeur.
22Amoreux, Les Tribuns.
23Mgr Parisis à Montalembert, 15 mars 1847, cité par R. P. Lecanuet, op. cit. , p. 321 et Ph. Tollu, op. cit., p. 151
24Cité par Ph. Tollu, op. cit. p. 150
25Falloux, Mémoires d'un royaliste, 1925, p. 249. Pour l'affaire des flétris, voir le chapitre précédent.
26cité par Ph. Tollu, op. cit., p. 153.
27Falloux, Mémoires d'un royaliste, op. cit., p. 251.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Les élections de 1846», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE d'ALFRED DE FALLOUX, Entrée en politique,mis à jour le : 09/05/2013