Année 1855 |
13 octobre 1855
Charles de Montalembert à Alfred de Falloux
La Roche-en-Brény1, 13 octobre 1855*
Cher ami, nous avons donc tenu notre petit congrès2, où vous avez fait cruellement défaut, comme vous devez bien le penser. L'évêque d'Orléans, que je n'attendais plus, et qui a passé cinq bons jours ici, ne nous a pas consolé de votre absence. Je l'ai d'autant plus regrettée que Cochin ne nous pas laissé ignorer que vous étiez de glace pour notre œuvre, et que c'était par pure amitié pour moi et complaisance pour les autres que vous nous donniez votre nom et vos écus. J'aurais voulu vous dégeler au contact de Foisset et d'Albert de Broglie, car, quant à Cochin, il est au moins aussi incrédule que vous. Quant au succès de notre tentative, moi-même, je ne sais trop qu'en penser. Mais, ce que je sais fort bien, c'est que nous sommes obligés de travailler sans cesse à la défense de nos convictions et au maintien de notre honneur. Nous ne sommes pas ici-bas pour nous reposer ou pour attendre des circonstances favorables, qui ne viendront peut-être jamais, ou qui, en arrivant, nous trouveront dans le même désarroi que les républicains et les légitimistes de 1848. Si Dieu nous réserve une troisième restauration, il est indispensable d'avoir d'avance un foyer, un point de réunion qui soit pour nous ce que Le Globe3 a été pour la jeunesse libérale de 1830. Si, au contraire, nous devons achever notre carrière sous le bas-Empire, il est plus indispensable encore de nous serrer les uns contre les autres afin de nous aider à rester debout et à braver les coups du sort qui peut fort bien nous faire passer du premier jour, du système Barras au système Robespierre.
Je vous reproche, cher ami, de ne pas croire assez à la force des idées, des paroles, des efforts souvent obscurs et en apparence inutiles, mais dont l'ensemble constitue la vraie direction des âmes et des événements pour l'âme et l'honneur. Vous croyez trop à la politique et aux politiques : leur impuissance, et j'ajouterais leur incapacité, est cependant mieux démontrée que celle des bons jeunes gens dont vous vous moquez quelquefois. Quant à moi, pendant toute ma carrière, j'ai marché d'échec en échec, d'avortement en avortement, et cependant je ne suis pas encore découragé ; je veux marcher et lutter encore. J'ose dire de mes entreprises ce que M. de Maistre dit des Croisades : Chacune a échoué, mais toutes ont réussi. Quelque sombre que soit le présent et surtout l'avenir, il vaut mieux que le passé pour nous autres catholiques, j'entends ce passé depuis un siècle et demi seulement. Il importe plus que jamais de lutter...contre le scepticisme de la jeune génération, scepticisme politique et social plutôt que religieux. On ne demande pas mieux que de dire son Credo, mais à condition de n'être astreint à rien, ni comme croyance, ni comme pratique, das la vie publique.
*Lettre publiée par Victor Bucaille, Pages choisies de Montalembert avec Lettres inédites. Introduction par Georges Goyau, Paris, Librairie Lecoffre, 1920, 342 p.