CECI n'est pas EXECUTE 29 novembre 1868

Année 1868 |

29 novembre 1868

Charles de Montalembert à Alfred de Falloux

La Roche-en-Breny1, 29 novembre 1868*

Très cher ami, vous avez peut-être été surpris, peut-être même affligé de mon silence. Mais que vous m'auriez mal jugé si vous aviez plume soupçonnée d'être loin de vous par le cœur pendant tout ce temps où je ce serait resté silencieux à votre égard ! Une fois pour toutes, il faut que vous sachiez que j'ai beaucoup perdu depuis notre dernière rencontre au printemps dernier. Il en résulte que, si j'ai toujours autant et même plus de consolation à recevoir des lettres de mes rares amis, je n'en ai plus du tout autant qu'autrefois à leur écrire. Je sens que la monotonie de mes gémissements doit les fatiguer, je sens encore plus que je n'ai pas la force d'écrire comme je le voudrais ; j'ai essayé de dicter, mais cela m'est devenu insupportable, et je passe quelquefois 15 et 20 jours de suite sans me trouver l'énergie morale ou physique suffisant pour prendre moi-même la plume en main.

Voilà la triste et pitoyable vérité ! Mais, si je ne leur écris pas avec la même abondance que dans le passé, mes amis auraient bien tort de me croire indifférent ou refroidi à leur égard. Vous surtout, mon très cher, vous m'êtes toujours aussi nécessaire, toujours aussi intime ; vous avez tenu une trop grande place dans ma vie active et publique pour ne pas rester sans cesse présent à ma pensée, pendant les longues heures d'oisiveté solitaire et souffrante ou je me consume si lentement. J'évoque sans cesse votre image et sans que vous vous en doutiez, vous me tenez compagnie plus que vous ne le pourriez, pauvre invalide vous aussi, dans votre genre et dans votre coin ! J'ai surtout été prêt de vous pendant ces semaines si émouvantes, et si remplies qui se sont écoulées depuis la première nouvelle du danger de notre grand cher Berryer2. J'étais avec vous avant-hier à Augerville3, j'étais sûr que, malgré vos misères, vous trouverez en vous assez de force et de ressort pour parler coûte que coûte : j'étais encore plus sûr que vous parleriez de façon à satisfaire tous ceux qui ont aimé M. Berryer et tous ceux qui vous aiment. Les journaux m'apprennent ce matin que ma certitude a été parfaitement justifiée. Je vous en remercie pour à part, d'avoir dit justement ce que j'aurais aimé à dire, si j'en avais eu le droit et le pouvoir. Cette agonie, cette mort a été vraiment sublime et autant que j'en peux juger par le récit du Journal de Paris, les obsèques ont répondu à la majesté de cette mort. C'est vraiment le soleil qui reparaît après une après-midi nuageuse pour se coucher dans toute sa splendeur. La lettre au comte de Chambord me semble un des plus beaux cris de l'âme que l'homme ait jamais poussé ici-bas. Enfin, depuis que je suis au monde, je ne me souviens pas d'un événement public qui m'ait plus ému et depuis que je ne suis plus de ce monde, il n'y a rien que j'eusse plus envié que l'honneur de rendre hommage à ce type de français tel qu'il devrait être.

*Lettre publiée par Victor Bucaille, Pages choisies de Montalembert avec Lettres inédites. Introduction par Georges Goyau, Paris, Librairie Lecoffre, 1920, 342 p.

Notes

1Propriété des Montalembert, en Côte d'Or.
2Falloux et Montalembert s'étaient rendus au chevet de Berryer qui mourut le 29 novembre 1868.
3Augerville-la-Rivière, propriété de P.-A. Berryer.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 novembre 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1868, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 24/06/2013