CECI n'est pas EXECUTE 6 décembre 1855

Année 1855 |

6 décembre 1855

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay1, 6 décembre 1855

Je reçois, cher ami, votre très aimable et intéressante lettre du 3. Et d'abord, je me réjouis de l'excellente idée du d[uc] de N[oailles]. Elle est si naturelle, et j'ajoute si nécessaire qu'elle ne peut manquer de venir à l'esprit de tous ceux qui ont un peu de tact de bon sens. Ce sera un sujet digne de vous.

Après vos explications, je crois me rendre compte exactement de notre situation auprès des personnages qui ont reçu nos lettres, il y a sept mois. L'entourage... Vous avez dit le mot, et de plus vous avez indiqué le remède en me parlant de l'action permanente de quelque prélat propre à dominer, par son caractère et la fermeté de ses jugements, les petites influences. Vous savez mieux que moi si à la Rochelle on est bien préparé à un tel rôle. Je n'en approuve pas moins votre courte lettre au second personnage dont l'esprit est fort dégagé des coteries dangereuses. Je ne doute pas que l'affaire bien présentée, et elle le sera, ne soit considérée, de ce côté, à notre point de vue. Le mémoire collectif2 aurait été grossir la masse des commérages qui se débitent déjà et des colères qu'ils excitent. Vous me demandez mes impressions et même mes conseils tant sur cette nouvelle phase de la négociation que sur l'attitude du Corresp[ondant].

Dans ma retraite, loin des renseignements les plus nécessaires,je me méfie beaucoup de mes jugements qui ne peuvent se compléter que par de pleines causeries avec vous. D'ici, je n'ai guère que mon humble philosophie à vous offrir. Mais ce qui est applicable philosophiquement ou politiquement à la négociation n'est aussi au Corresp[ondant].

Nos belles et dernières victoires ont dû éloigner de Rome la crainte d'une imminente catastrophe et  <mot illisible> à de grands ménagements sans dissiper toutes les inquiétudes. D'un autre côté, l'attitude prise par notre g[ouvernemen]t dans les affaires de Naples, de Toscane a probablement rassuré sur les tendances qu'on pourrait redouter, dans un avenir très prochain, au profit de l'Italie révolutionnaire. Le providentiel concordat avec l'Autriche ajoute beaucoup à cette sécurité. Il serait naturel qu'il donnât du courage dans le sens de certaines représentations ; mais ce courage ne peut être supérieur à celui de l'Autriche elle-même qui, nonobstant son grand acte, reste très précautionnée et réserve toute sa vigueur, si elle est destinée à en montrer, soit pour le cas des extrême violences, soit pour le moment de l'épuisement général de ses voisins. Jusqu'à ce qu'une de ces situations se réalise, on continuera à Rome de gagner du temps redimentes tempus , quóniam dies mali sunt selon le précepte de Saint-Paul. On pourra gémir secrètement de la violence d'une certaine polémique, en se gardant d'une censure publique qui atteindrait un ami de César.Il y aurait plus de chance encore d'obtenir de celui-ci le désaveu de l'énergumène dont il s'agit, et on peut être assuré qu'il n'en fera pas faute si sa popularité l'exige. Mais pour mettre ses ardents sont quand, dès aujourd'hui, il faudrait lui sacrifier et lui plaire. Ce jour-là le correspondant serait gallican à la façon de l'archevêque de Paris3 et de l'évêque de Troyes4. N'oublions   pas que le pape habite Avignon. Le concordat autrichien s'il n'est imité par notre gouvernement, et il n'est pas probable qu'il le soit jamais, aura au contraire pour effet inévitable de nous fortifier dans notre gallicanisme et donc des projets d'occupation prolongée. Avignon sera donc une cité pleine de compliments, accommodements et des craintes diverses, dans tout ce qui n'intéressera pas directement la foi. Or, les questions soulevées par les fautes de l'Un[ivers] ne peuvent être appréciés que par ceux qui vivent dans tous les secrets de la société française ; elles ne touchent pas à des [mot illisibles] mais à des délicatesses qui ne pourraient être saisies en dehors de notre fournaise. La bonté naturelle du Saint-Père, le bon sens du C[orrespondant] [deux mots illisibles] quelques-uns des inconvénients de l'Un[ivers] ; il ne les démêleront pas tous, et surtout pas assez pour se faire une querelle, un embarras de plus, en condamnant un bonapartiste. Juger si celui-ci négligerait, pour sa défense, le ressort politique !

Pour me résumer, nous n'aurons un blâme, un refus éclatant de solidarité que dans un cas de péril extrême. En attendant ce sera du beaume Fioravanti5 c'est-à-dire quelques gouttes de vin dans beaucoup d'huile.

Mais il ne résulte pas de là qu'on doive épargner les avertissements. Il faut au contraire les multiplier avec prudence, afin qu'on soit prêt à s'y conformer quand les circonstances générales permettront. Hélas ! Ce sera peut-être plutôt [sic] que nous l'imaginons.

Maintenant, vous me demanderez ce que j'entends par prudence ? Sur ce chapitre, il y a beaucoup à dire ; mais il faudrait plus qu'une lettre. Voilà, toutefois, des précautions sommairement indiquées : - jamais un mot qui indique une affinité gallicane ou janséniste. Sous ce rapport, la citation de M. Foisset en l'honneur de Mathieu et d'Édouard Molé6 n'était pas politique. Je vous jure que j'aurais deviné la réplique bien injurieuse et grossière qui a suivi. M. Foisset a mille fois raison. Je tiens ces grands magistrats pour d'admirables citoyens et chrétien ; le gallicanisme qui s'opposait à l'introduction d'une dynastie espagnole ne ressemblait guère à celui du dix-huitième siècle. Mais vis-à-vis de V[euillot] une allusion, une étiquette, un bout de cocarde suffit pour lui assurer le bénéfice d'un argument qu'il est toujours prêt à produire. Cet argument il le guette sans cesse ; il en a fait usage une fois contre l'év[êque] d'Orl[éans] et les faits à Rome en est toujours considérable.

Croyez que malgré votre présence et celle de Mont[alembert], vous aurez souvent à surveiller de semblables maladresses. Albert de Broglie que je goûte parfaitement, n'est pas de votre nuance surtout les devoirs envers Rome. Êtes-vous sûr qu'il ne lui échappera jamais une apologie de quelque acte de nature à éveiller les susceptibilités dont je parle, dans l'histoire du dernier règne ?

Je vous dis tout cela, à vous seul, non par pusillanimité, et pour vous détourner de l'action, mais pour m'acquitter de la tâche que vous m'imposez en me consultant.

Eh bien donc, la première préoccupation qu'il faut sans cesse avoir, dans la négociation et dans le  Correspondant c'est d'être réellement et de paraître sincèrement plus attaché à l'indépendance du Saint-Siège que son prétendu défenseur7. Il est aisé et de démontrer qu'il introduit un nouveau gallicanisme on ne peut plus redoutable, et que nous sommes les vrais ultramontains. Précisément parce que nous sommes modérés et indépendants nous-mêmes, non comme catholiques romains, mais vis-à-vis de notre gouvernement, tout le système de l'univers, toute sa politique,toute l'impopularité de ses violences, aboutissent à l'usurpation du pouvoir civil en matière de conscience, à la dépendance de l'Eglise, à la dispersion, au désarmement de ses défenseurs. Il faut lui arracher son masque ultramontain. L'idolâtrie de la puissance temporelle est mille fois plus dangereuse, dans des temps et avec des origines, des tendances révolutionnaires, qu'elle ne pouvait l'être sous Louis XIV ou Louis XV que je n'absous pas.

En second lieu, reprocher, pour le reste, à cet adversaire, tous les vices dont il accuse les parlementaires, les lettres, les académiciens.

Parlementaires. On a sans doute bien amusé la parole dans notre pauvre pays et beaucoup aussi du pouvoir absolu ; mais enfin qu'entend-on par ce mot quand on veut qu'il signifie quelque chose de mal en soi ? Un esprit d'orgueil, de contestation, de vanité d'indiscipline, d'invectives, de fantaisie abusive contre ce qui déplaît. L'Un[ivers] représente parfaitement toutes ces fâcheuses habitudes. Le goût de sa tribune contre toutes les tribunes, il l'a au plus haut degré. L'habitude de médire, etc...

en un mot, son ton habituel et tout ce qu'il y a de plus provoquant  dans le mauvais sens des anciens vices parlementaires soit dans les assemblées, soit dans les journaux. On voit bien qu'il a été journaliste démocrate.

Lettrés, académiciens etc...si quelqu'un sacrifie sans cesse la vérité, la charité, à la forme, à la prétendue valeur d'un bon mot, c'est assurément V[euillot]. Il est impossible d'être plus gonflé de sa littérature et plus classique, [deux mots illisibles] dans ses fureurs.

Mais, cher ami, il faut renoncer à vous développer le thème perpétuel que je conçois comme le seul vrai et le plus propre à réussir, en un certain lieu, surtout.

Montrer là que V[euillot] dissimule, cache avec complaisance les pluies puissantes causes du mal de la société, n'est sévère que pour les catholiques qui n'acceptent pas la servitude et pour les philosophes qui s'amendent, serait essentiel. Appeler l'attention sur le nombre croissant des lecteurs du siècle, de la presse, sur les colères qui se déclarent dans le Journal des débats, dans la Revue des deux mondes, sur la réaction qui est < mot illisible > et fait chaque jour des progrès, est également nécessaire.

Qui peut empêcher un despote pleinement victorieux du dedans et du dehors, de faire observer la loi du dimanche, d'imposer silence aux journaux qui outragent la religion, de faire élever chrétiennement les enfants confiés à l'université ? Sans doute une arrière-pensée que l'église ne trouverait pas rassurante. Qui pousse au luxe, à la cupidité, au mépris de la tempérance et de la simplicité chrétienne ?

Sur tout cela, l'Un[ivers] veut que nous dormions. Selon lui le mal est ailleurs, par ce qu'il a résolu de ne pas le voir où il est. Dans les premiers jours de janvier nous en recauserons si vous êtes à Paris.

Le dernier numéro du Corr[espondant] m'est parvenu ce matin. Nous l'avons dévoré et fort goûté. Si le recueil continu de cette façon, il sera brillant et très salutaire. Mais c'est l'inégalité, le défaut de suite, qui sont à craindre. Je ne doute pas d'un effort prodigieux de V[euillot] et d'un certain nombre d'évêques contre cette entreprise. Ce sera une bataille plus vive que toutes celles qui ont eu lieu jusqu'ici. Il importe donc, en face de si puissants adversaires, d'être à la fois plein de courage, de zèle soutenu, et de circonspection.

Sur ce, cher ami, je vous embrasse, avec un parfait ennui de mon propre sermon, mais avec une bien véritable amitié.

F. C.

J'oublie de vous dire que je ne perdrais pas de vue Alexis8 que je crois d'ailleurs bien disposé dans l'affaire académique.

Notes

1Commune de l'Orne, où se situe le château de Beaufossé, propriété de F. de Corcelle.
2Falloux venait d'abandonner l'idée d'un mémoire collectif à l'adresse du Saint-Siège.
3Sibour, Marie-Dominique-Auguste (1792-1857), nommé évêque de Digne en 1838, il avait participé à la lutte du clergé contre le monopole universitaire. Cavaignac l'avait nomma archevêque de Paris après la mort de Mgr Affre (1848). Rallié au coup d’État, il entra au Sénat en 1852. Il célébra le mariage de Napoléon III. Le 3 janvier 1857, il sera assassiné à Saint-Etienne-du-Mont, par le prêtre interdit, Jean-Louis Verger qui avait projeté d'assassiner le pape. A défaut, c'est l'archevêque de Paris qu'il choisira.
4Mgr Pierre-Louis Cœur, nommé évêque de Troyes en 1848.
5Médecin italien du XVIIe siècle ?
6Édouard François Mathieu Molé (1760-1794), magistrat, il était le père de Louis Mathieu Molé.
7Louis Veuillot.
8Alexis de Tocqueville.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 décembre 1855», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, Année 1855, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 20/09/2013