CECI n'est pas EXECUTE Septembre 1850

Année 1850 |

Septembre 1850

Louis Veuillot à Alfred de Falloux

[Septembre 1850]

Mon cher ami,

Votre lettre est venue me chercher au fond de la Normandie sur le bord de la mer, où j'avais conduit ma femmes et mes enfants. Je n'ai pu vous répondre immédiatement et je ne sais pas si ma réponse ne fera pas à son tour beaucoup de voyages avant de vous rejoindre. Je voudrais bien qu'elle put vous parvenir assez tôt pour qu'il vous fut possible d'exprimer à Mgr le comte de Chambord combien je suis fier et heureux de l'opinion qu'il a bien voulu exprimer à mon sujet. Hélas ! Je ne lui rends pas et je ne lui rendrai jamais tous les services que je voudrais lui rendre, ou plutôt que je voudrais rendre à la France par lui. Qui détrompera ce pays abusé ? Qui rendra le bon sens à ces esprits pervertis ? Partout où je ne vois pas l'indifférence la plus lâche, je vois l'incertitude la plus épouvantée. Je désire bien vivement que le spectacle dont vous êtes témoin à Wiesbaden1, vous fasse attendre mieux de l'avenir. Pour moi j'y vois trouble, jusqu'à une certaine distance qui pourrait bien dépasser la limite ordinaire d'une vie humaine. Je crois qu'à travers des broussailles dont nous ne connaissons pas l'étendue, nous frayons péniblement un chemin par où nous ne sommes pas du tout sûrs de voir passer l'homme que nous désirons. Mais vous êtes mieux placé que moi pour espérer. En dehors du bruit et de l'empressement des visiteurs dont il ne me semble pas qu'on puisse attendre grand chose, vous voyez le Prince ; vous êtes témoin de la justesse de son esprit et de la calme fermeté de ses convictions, voilà le sujet d'espérer parmi tant de sujets d'alarmes. Il faut pour nous sauver un homme tout à part, enthousiaste comme un martyr et froid comme un mathématicien, qui combatte la révolution par raison catholique et par raison algébrique, lui opposant partout l'affirmation entêtée qu'elle est le mal et ne peut être que le mal. Mais si cet homme se trouve (et comme vous je le crois tout trouvé) il faut encore que Dieu lui mette en main les moyens d'agir, et c'est ce que nous ne verrons point sans une suite de miracles.

Je suis content de la position faite à M. Berryer2. De tous les hommes connus, il est le plus capable de ne rien compromettre. C'est là que doit se borner toute la tactique, pour laisser le terrain aussi libre que possible à celui qui plus tard aura mission d'agir. Cependant, mon cher ami, reconnaissez à ce trait la profondeur déplorable de nos misères. Il faut que la révolution soit contredite en tout, et l'homme que la sagesse commande de lui opposer est, à tout prendre, celui qui la contredit le moins. Nous nous disons : attendons le moment de faire quelque chose, et quand le moment de faire quelque chose, et quand le moment sera venu, nous ferons nous ne savons quoi.

Je bénis Dieu de la besogne tout spéciale qui m'est donnée. J'échappe aux plus douloureux embarras en n'ayant rien à faire pour le compte particulier d'aucune opinion politique. Je puis dire en toute assurance que la monarchie chrétienne vaut mieux que la démocratie ; qu'il n'y a de monarchie que la monarchie légitime ; que la religion catholique est plus essentielle même que la monarchie, et enfin qu'avant tout, ce  qu'il faut établir solidement si l'on veut ne point périr, c'est la liberté de l’Église. Si j'avais quelque chose à faire en dehors de là, et des mesures de parti à conseiller ou à combattre, je n'y comprendrais plus rien et je perdrais la tête.

Mon frère3 est à Rome, il a vu le Pape, et la conduite du journal4 a été pleinement approuvée de la bouche même de Pie IX. Nous comptons même en recevoir quelque témoignage officiel. Cependant le Saint-Père, à l'occasion d'un article un peu vif à l'égard du Président où il était dit que la constitution serait foulée au sabot d'un cheval civil5, a recommandé plus de respect et circonspection envers le pouvoir de fait. Je me conformerai de très grand cœur à ce désir sans abandonner cette voie où je suis entré avec trop de réflexion pour pouvoir l'abandonner désormais. Adieu. Pardonnez-moi ce griffonnage. Je vous écris après deux nuits de diligence.

Tout à vous.

Louis Veuillot

 

Notes

1Au cours du mois d’août 1850, plus d'un millier de légitimistes avaient fait le « pèlerinage » de Wiesbaden, ville d'eau  rhénane, où séjournait le comte de Chambord pour lui faire allégeance.
2Berryer avait fait le voyage de Wiesbaden. Falloux avait écrit à ce sujet dans une lettre à son épouse : « Bertou m'écrit de Wiesbaden que M. Berryer et tous les raisonnables y ont eu un triomphe complet" (lettre du 21 août 1850).
3Eugène Veuillot.
4L'Univers.
5Allusion à un article très violent de L'Univers du 25 septembre 1850 dans lequel L. Veuillot avait écrit que Louis-Napoléon  Bonaparte, devenu Président de la république n'était qu'un « cheval civil ».

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Septembre 1850», correspondance-falloux [En ligne], Seconde République, Années 1848-1851, Année 1850, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 01/10/2013