CECI n'est pas EXECUTE [Fin 1852]

Année 1852 |

[Fin 1852]

Amicie de Machecon à Alfred de Falloux

[ Fin 1852]

Vous me demandez, mon cher Alfred, d'écrire l'anecdote que je vous ai raconté à Nice l'an passé (1851), après la mort de la noble et sainte Mme Th1. Avant cette mort2 je ne pouvais révéler ce que dans un moment d'émotion et de confiance, m'avait appris la Mse de S[ain]te Maure Montausier3, ma cousine. Je l'entends encore me dire : ma chère enfant (elle m'avait connu fort jeune et je l'étais encore) vous vivrez plus longtemps que S. A. R. et moi, et alors vous pourrez parler. Je me suis tue bien des années, car l'époque du récit doit être 1820 ou 21.

Lorsque S. A. R.4 était à Paris, Mme avait l'habitude tous les vendredis de se lever de meilleure heure que de coutume, bien qu'elle fût très matinale, après avoir entendu une messe basse, vêtue fort simplement, ayant un voile épais, elle sortait donnant le bras à une de ses dames : trois étaient plus spécialement les Dames du Vendredi, lors même qu'elles n'étaient pas de service. Parmi elles Mme de Ste Maure, active, bonne marchande, connue depuis son enfance de la Princesse, était la plus souvent désignée. Suivies de loin par un valet de chambre, ces dames allaient visiter les pauvres honteux, les malades, dans les rues les plus reculées et sous les toits. Des personnes sûres et pieuses donnaient à S. A. R. les renseignements et les adresses.

Un vendredi Mme de Ste Maure fut avertie de se trouver au palais. Elle n'était pas de service ; elle s'y rendit avec empressement : on partit. Ste Maure, dit Madame, nous allons loin, mais j'ai fait une trouvaille superbe, une sorte de pauvre misanthrope qui ne veut d'aucun secours ni prêtre ni médecin et un dénuement ! Nous allons voir. Si je pouvais sauver ce misérable là ! Et la sainte leva cet œil si souvent rougie de larmes vers le ciel. Mme de Ste Maure et S. A. R. tout en marchant vite sur le pavé humide de Paris gagnèrent le faubourg S[ain]t Antoine en conversant à voix basse. Arrivées à une ruelle sale et boueuse. S. A. R. regarde une carte qui était dans sa main et dit : ce doit être ici et ces dames entrant dans une obscure allée au bout de laquelle se trouvait un escalier noir, tortueux, la Princesse s'y engagea et après avoir monté à tâtons plus de cent marches arriva au toit : ce devait être là. Une porte mal jointe fermait une mansarde, elles entrent. Là sur un grabat gisait un être humain, des haillons infectes étaient son lits, ses draps, ses couvertures. Le jour arrivait par une lucarne recouverte d'un chassie où la moitié du papier manquant laissait pénétrer l'air et un rayon de soleil ; un escabot près de ce lit, aucun meuble. L'homme qui souffrait dans ce lieu, décharné comme un spectre, avait une barbe longue, noire, parsemée de gris ; ses cheveux tombaient sur son front pâle recouvrant presque tous ses traits. On ne voyait que des yeux noirs, enfoncés qui brillaient d'un feu sombre sous leurs arcades proéminentes. Sa voix brusque cassée avait quelque chose d'effrayant. Qu'est-ce qu'y-a-t-il ? Et il se souleva sur son coude en regardant ces dames avec fixité...Nous sommes Dames de charité, mon ami, dit la Mse en s'avançant, et nous venons ...Sortez, je n'ai demandé personne, je ne veux voir ni vous, ni nul autre, et son bras me montrait la porte. Nous, nous voulons vous voir, vous secourir, mon ami, dit S. A. R. Votre ami! Je n'ai point d'ami...il n'y a point d'ami...Sortez...ces Dames s'avancèrent toujours, elles étaient près du lit. La Mse offrit à son illustre compagne le seul siège qu'il y eût. Mme s'y plaça en face de l'homme. Sortez – Ne suis-je pas maître d'être seul, de mourir seul ! Non votre vie est à Dieu – Il n'y en a pas – Malheureux ! Voyez un prêtre, un médecin – Un prêtre, moi ! Oh ! Le médecin, des soins, des remèdes guériront votre pauvre corps et un st prêtre, un homme de Dieu, guérira votre âme et vous apprendra à supporter la vie – Un prêtre ! Elle veut que je voye [sic] un prêtre. Non, non, jamais – Que vous ont-ils donc fait, malheureux ? Eux, non, non, oh ! J'en vois assez dans mes nuits sans sommeil, dans mes jours sans repas....Ils veulent se venger – Eux ! non ; on vous a trompé, comme le Dieu crucifié dont ils sont les ministres, ils pardonnent, ils ont pardonné même à leurs bourreaux – Pardonné à moi! Non, non, s'il y a un Dieu, et je voudrais être sûr qu'il n'y en a pas ...s'il y a un enfer, ce Dieu m'y jettera mort...j'y suis déjà, j'y suis – Pauvre infortuné! Revenez à vous dit la S[ain]te en présentant son flacon au malade qui se tordait dans des convulsions. Oh ! S'écria-t-il enfin avec un gémissement de dents à faire frémir.  Oh ! Je les ai <mot illisible> je les ai torturé ...leur sans a couvert mes mains. A l'abbaye partout...et ceux qui étaient au temple...ceux là... j'étais là moi aussi avec la tête, la belle tête <mot illisble> vous savez, je l'ai montrée...je les ai injuriés tous...lui...lui lorsqu'il a été à la mort...Je hurlais pour empêcher de l'entendre...Elle, elle aussi c'était une femme, une Reine ! ...Et l'autre, l'autre ange...Oh, jamais, jamais ...ni Dieu ni les hommes ne peuvent pardonner. Involontairement la Mse s'était reculée de ce lit avec effroi. S. A. R. s'en rapprocha, imposante, noble, semblable à l'ange, elle se lève, étend sa main sur la tête coupable et d'un accent impossible à rendre, mêlé d'émotion, d'autorité, de sanglots : au nom de ceux que vous abreuvez d'injures...au nom du Roi martyr de la Reine sa noble compagne martyre comme lui et de celle qui après eux me servit de mère, moi l'orpheline du Temple, moi fille de Louis XVI, je vous pardonne, que Dieu ratifie au ciel ce pardon que je prononce...En parlant ainsi, S. A. R. était comme transfigurée !

Il faudrait une autre plume que la mienne pour rendre cette scène admirable....Paul Delaroche5 avec son pinceau devrait nous la reproduire. Car le soleil jetait son lumineux rayon sur la S[ain]te Princesse la tête de l'homme inclinée exprimait un repentir égal à son étonnement. Il ne pouvait croire ce qu'il voyait. Mais son cœur avait reconnu que ce pardon était ratifié au ciel. Mme de S[ain]te Maure était tombée à genoux...l'homme qui se nommait Joseph, son autre nom fut et resta le secret de S.A.R., accepta de Mme, médecin, secours, prêtre...Il survécut un mois à cette scène de pardon et mourut comme un St en bénissant la noble et s[ain]te fille de ses victimes.

Le jour même où cet événement eût lieu, très peu de temps après le retour de la Mise, j'y fus...Nous étions seules, elle avait un air si ému, si singulier qu'étant fort libre avec elle je lui demandais ce qu'elle avait. Ma chère amie, je suis heureuse, j'ai vu, j'ai entendu et j'ai promis à l'admirable S[ain]te le secret durant la vie. Mais, ma cousine, quel secret ? Quelle sainte ? Est-ce que ce matin vous avez été avec Mme : Oui – Ah ! C'est donc d'elle qu'il est question....La Mise fit un signe affirmatif...j'insistais...Enfin après m'avoir fait jurer de garder le secret, ce que je fis de grand cœur. Elle me révéla ce que je viens d'écrire...Je l'ai écrit à cette époque, mais ce papier s'est perdu. Ayant une mémoire fort bonne, je crois pouvoir affirmer que ce fut là ce que me dit Mme la Mise de S[ain]te Maure née de Damas6. Il se peut que ce ne soit pas les mêmes expressions mais c'est certainement le sens et le fait tel qu'il m'a été dit il y a plus de 30 ans. Je ne sais si MM. de S[ain]te Maure7 en eut connaissance non plus que Mme la Mise de Montcalm, leur sœur8. Peut-être les papiers de leur aimable mère9 en ont-ils gardé la trace.

Ctesse A. de Macheco, née de Bataille.

Notes

1Marie Thérèse de France (1771-1851), fille aînée de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
2Elle était morte le 19 octobre 1851 à Frohsdorf en Autriche.
3Antoinette Joséphine Gilberte de Damas de Marillac (1776-?), dame de compagnie de Marie Thérèse de France.
4Son Altesse Royale, Marie Thérèse de France.
5La Roche, Hippolyte de dit Paul Delaroche (1797-1856), peintre.
6Antoinette Joséphine Gilberte de Damas de Marillac (1776-?).
7Sainte-Maure Montlausier de, Charles-Victor de (1800-1887) et Léon (1801-1881).
8Sainte-Maure Montlausier de, Antoinette Marie Cécile (1799-1884) mariée en 1819 avec Louis Dieudonné de Montcalm, marquis (1786-1862).
9Antoinette Joséphine Gilberte de Damas de Marillac (1776-?).

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «[Fin 1852]», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1852, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 18/11/2013