1873 |
1er septembre 1873
Alfred Mézières à Alfred de Falloux
Rehon par Longwy (Moselle), 1er septembre [1873]
Monsieur le Comte,
Vous avez sans doute oublié qu'au mois de septembre 1851, pendant que vous risidiez à Nice, un jeune membre de l'Ecole d'Athènes vous fût envoyé par votre parent M. de Fitte de Soucy, directeur des Postes à Naples. C'est cet athénien qui a l'honneur de vous écrire aujourd'hui après vingt deux ans. J'ai gardé le souvenir le plus présent de la plus <mot illisible> de l'acceuil que vous avez bien voulu me faire. La journée que j'ai passé auprès de vous est restée une des journées mémorables de ma vie. C'est ce qui m'encourage à vous écrire aujourd'hui, à solliciter même votre bienveillant appui. L'Ecole d'Athènes, qui se souvient encore de l'intérêt que vous lui avez toujours porté, m'a conduit à la Faculté de Nancy dont j'ai été l'un des fondateurs et de là à la Sorbonne où j'occupe, depuis treize ans, la chaire illustrée par Ozanam1. Cette redoutable succession m'imposait un double devoir, devoir moral et un devoir littéraire. Je me suis efforcé en toute occasion de la remplir. La jeunesse des écoles, très <mot illisible> à mon cours, n'a entendusortir de ma bouche que des paroles <mot illisible>. Sans jamais céder hors de propos dans le domaine politique, je n'ai point dissimulé sous l'empire l'aversion que m'inspirait le régime impérial. Je puis me rendre cette justice que je n'ai jamais dit un mot ni écrit une ligne qui ressemblât à une approbation des actes d'un gouvernement si peu libéral. Il ne m'appartient point de parler des ouvrages qui sont sortis de mon enseignement. L'académie en a courronné trois. Professeur de littérature étrangère, mon devoir était de faire connaître en France les principaux monuments de l'Italie, de l'Angleterre, de l'Allemagne. Telle a été mon unique ambition lorsque je me suis occupé de Dante, de Pétrarque, de Shakespeare et de Goethe. Ce sont là, Monsieur le Comte des titres bien modestes à votre bienveillance. Oserai-je cependant les invoquer pour vous demander d'acceuillir ma candidature2 à l'un des trois fauteuils que des morts si regrettables laissent vacants à l'académie française ? Vous trouverez sans doute cette ambition bien téméraire. J'en jugerais moi-même ainsi si je n'étais soutenu par les sympathies de mes compatriotes. Enfant de Metz, élevé à Metz, pendant toute la durée de la dernière guerre, j'ai tenu le drapeau lorrain dans la Revue des deux mondes. On s'est habitué depuis lors à me considérer à Metz comme le représentant littéraire d'un pays qui ne se console pas d'avoir perdu sa nationalité, qui cherche toutes les occasions de la rattacher à la France, pour lequel aucune consolation ne serait plus <mot illisible> dans son malheur qu'un souvenir public qui lui serait accordé par l'académie française. L'académie française vit au-dessus des partis et de la politique ; quand elle parle, c'est la France elle-même qui parle par sa voix. Je ne puis déserter, quelques modestes que soient mes titres, l'espérance que mes compatriotes placent en moi et c'est pour répondre à leur désir que j'ai osé produire ma candidature dont je sens mieux que personne l'insuffisance.
Veuillez agrer, je vous prie, Monsieur le Comte, avec mes excuses pour l'indiscrétion de ma demande, l'hommage de mon profond respect.
A. Mézières
1Ozanam Antoine Frédéric (1813-1853), italien d’origine, il effectua ses études secondaires à Lyon. Professeur à la Sorbonne (1844). Fondateur en 1833 de la Société de Saint-Vincent de Paul, en 1848, il créa, avec l’abbé Maret et le P. Lacordaire, L'Ere Nouvelle, journal catholique et démocrate.
2André Mézières sera élu à l'académie française le 29 janvier 1874.