CECI n'est pas EXECUTE 29 mai 1870

Année 1870 |

29 mai 1870

Alfred de Falloux à Couvreux (abbé)

Bourg d'Iré, 29 mai 1870

Cher Monsieur l'abbé

C'est moi qui suis bien en retard avec vous et avec votre grand évêque1, mais vous savez d'avance que je ne suis pas coupable, Et en effet j'ai rarement subi une plus mauvaise veine que celle dont je ne touche pas encore le terme. Je jouis pourtant à cette heure-ci d'une bien douce consolation, mais celle-là aussi n'est pas sans une profonde amertume : nous possédons Madame de Montalembert et Mademoiselle Madeleine2 depuis lundi dernier, avec l'espérance de les garder jusqu'à la fin du mois. Elles nous ont bien rendu justice en sentant que nulle part plus qu'ici elles ne demeureraient avec lui, avec tout ce qui fut sa pensée, sa préoccupation, sa douleur. Je n'ai pas besoin de vous dire combien de fois par jour et avec quel accent nos entretiens vont de Paris ou de la Roche[-en-Breny]3 à Rome et à la villa Grazioli. Mme de Montalembert, toute atteinte qu'elle est jusqu'au fond de l'âme et ne vivant plus que dans le passé, y rattache encore tout ce que M. de Montalembert aurait éprouvé ou avait pressenti. Votre dernière lettre a donc été aussi avidement lue par elle que par moi et nous voulons nous flatter jusqu'au dernier moment que l'intrépide raison du petit nombre l'emportera sur l'aveugle et docile obéissance qui paraît de jour en jour plus impérieusement exigée. Il faut assurément un bien rare courage pour soutenir une telle lutte et ce n'est pas dans les temps de décadence, et de la décadence des caractères surtout, qu'on peut lui prédire la majorité. Néanmoins, à ne raisonner qu'humainement et en ne se permettant pas, comme le font quotidiennement vos adversaires, de s'attribuer le monopole du Saint Esprit, d'escompter d'avance les secrets de la providence, on peut toujours affirmer que la minorité, si elle demeure inébranlable, sera un obstacle qu'on brave en apparence pour l'intimider, mais contre lequel, à la dernière heure, on sera forcé de se briser ou de reculer. On pouvait nier, il y a un an ou six mois, des dangers qui n'étaient encore que des prévisions ; mais aujourd'hui tout est réalité, tout est palpable, et ce qui arrive aux Arméniens n'est que la préface du grand livre des divisions et des déchirements, qui va se recommencer comme au seizième siècle. Assurément les événements seront moins en saillie que du temps d'Henri VIII ou des électeurs d'Allemagne ; mais ils seront peut-être plus irrémédiables encore, car il restera mois de fois au fond du creuset. Ce quelque chose de plus froid, dont on se prévaut à Rome pour se faire illusion à soi-même, est aussi quelque chose de plus antichrétien. Ceux qu'on jettera hors de l’Église s'arrêteront plus à mi-côté ; ils iront jusqu'aux dernières conséquences, c'est-à-dire jusqu'aux derniers abîmes du rationalisme. On appelle ça refaire l'autorité ! Oui, comme on refait sa fortune en vendant une terre pour garder un château ; oui, comme on a refait l'autorité monarchique en réduisant son principe au plus étroit esprit de coterie, et comme on fait toutes les épurations quand c'est l'orgueil, l'égoïsme ou la colère qui tient le tamis ou qui saisit le couteau.

Mais je ne dois pas oublier, cher Monsieur l'abbé, que je raisonne à vide là où je suis et que je vous parle à vous qui êtes dans le feu de l'action. Je voulais me borner à vous remercier, a donné à toute la villa Grazioli4 les nouvelles de Mme de Montalembert dont la santé n'est pas altérée, et m'excuser de ne pas vous envoyer encore la copie de ma courte réponse à l'évêque d'Angers5. Elle se trouve dans les mains d'un angevin à qui elle était utile pour sa propre gouverne. Il ne me l'a pas encore restituée, quoique je l'ai réclamée. Vous ne me dites pas comment va Mgr Strossmayer6 et j'espère que les journaux auront exagéré le mauvais état de sa santé, comme ils exagèrent tant d'autres choses. À vous de tout cœur.

Alfred

P.S. Je n'ai pas été à Paris pour le dernier scrutin de l'académie. L'inextricable gâchis de notre situation donnerait bien à lui seul le goût de la solitude et même de la maladie !

 

1Mgr Dupanloup. L'abbé Couvreux, alors secrétaire de l'évêque, est à ses côtés à Rome.

2Madeleine de Montalembert (1849-1930), troisième fille des Montalembert. Elle épousera le comte Hemricourt de Grünne.

3Le château de la Roche-en-Breny (ou Bresnil), en Côte d'Or, est, depuis 1841, propriété du comte de Montalembert.

4Ce palais qui avait été, de 1830 à 1845, une des résidences romaines du pape était devenue, lors du concile, la résidence de Mgr Dupanloup qui souhaitait en faire le quartier général de la minorité anti-infaillibiliste.

5Mgr Freppel. Après avoir douté de la bonne réception de l'infaillibilité auprès des prélats, l'abbé Freppel, qui venait d'être sacré évêque à Rome (18 avril 1870), avait rejoint le camp des partisans de l'infaillibilité.

6Strossmayer, Joseph, George (1815-1905), ecclésiastique et homme politique croate. Nommé évêque de Djakovo en 1850, il était l'un des hommes les plus influents de la minorité au concile et n'adhéra au dogme qu'en 1872. En 1860, il était devenu le chef du Parti populaire croate. Il fut élu au Parlement croate en 1866. Ayant échoué dans ses tentatives pour constituer une fédération de la Croatie avec la Hongrie, il se retira de la vie politique active en 1873, prenant peu à peu ses distances avec le Parti populaire croate qu'il avait cessé de diriger.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 mai 1870», correspondance-falloux [En ligne], Année 1870, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 28/02/2014