CECI n'est pas EXECUTE 29 avril 1870

Année 1870 |

29 avril 1870

Alfred de Falloux à Couvreux (abbé)

Bourg d'Iré, 29 avril 1870

Cher Monsieur l'abbé

Votre dernière lettre nous apporte de bien cruels pronostics et l'Univers ne fait chaque jour que les confirmer. Cependant la lecture du Ierschéma que j'achève à peine, me donne l'espérance que les passions humaines vont, sinon s'éteindre du mois se voiler dans ce vaste arsenal de vérités universelles qui, commençant à la création du monde, plane bien au-dessus des contemporains quand elles viennent à passer sur leurs têtes. Dans ces conditions là je comprends parfaitement l'unanimité du vote. Ce ne sera pas assurément l'œuvre que la chrétienté avait attendue et qu'on lui avait promise. Mais ce ne sera pas davantage ce dont la menaçaient l'aveuglement et la colère. Quand on sort d'une forte épouvante, on n'est pas bien difficile. Ce qui reste à savoir maintenant et ce que vous saurez peut-être quand ces tristes lignes vous arriveront, c'est de savoir si les excessifs vont consentir à faire entrer leur définition de l'infaillibilité dans cet étui du lieu commun où l'on vient déjà d'enfermer tant de leurs prétentions. La confiance en Dieu porte d'abord à l'espérer, le jugement humain ne me paraît même pas y résister absolument. Quelque batailleurs que soient ces messieurs, ils doivent se sentir très fatigués et certainement ils ne s'attendaient pas aux vigoureux jouteurs avec qui il leur a fallu se mesurer. Dieu veuille donc garder à ces derniers leur vaillance, leur force et, je le crois plus que jamais, la véritable inspiration surnaturelle ; car, jusqu'à preuve du contraire, je répète que c'est eux qui ont la possession d'état, puisque depuis 1870 ans le Saint Esprit avait trouvé l'infaillibilité suffisamment définie, suffisamment comprise et suffisamment pratiquée.

Je ne vous dirai rien de détaillé sur notre situation en France ; vous recevez de Paris des indications plus rapides et mieux informées que les miennes. En outre, je crois que jamais le sable mouvant de la politique n'a été plus mouvant qu'à cette heure-ci. On a pu croire un instant à un mariage de raison entre l'empire et les idées modérées. Mais la lune de miel n'a même pas eu ses quatre quartiers, et nous voilà rejeté en pleine aventure. Or, qui dit aventure avec un Napoléon sous-entend bien des choses, et, parmi ces choses, la guerre. On ne peut rêver sans elle une restauration sérieuse du régime personnel, et avec elle on ne risque que le sort de la France tout entière, sans compter le repos du monde et la sécurité de Rome. Mais qu'est-ce que cela ? En attendant, le ministère détraqué achève de se dissoudre, les éléments sincèrement chrétiens vont achever d'en disparaître comme l'ont tant demandé les grands publicistes du grand catholicisme et l'on va se retrouver, si l'on échappe au champ de bataille, en face de la séparation de l’Église et de l'État renforcée de tous les arguments populaires qu'on vient de lui prêter.

J'ai reçu à sa date la trop bienveillante réponses de Mgr Strossmayer1. J'attends pour l'importuner de mon remerciement que les événements aient fait encore quelques pas, car il veut bien me dire qu'il traversera probablement la France, et je voudrais alors lui demander ou s'il est impossible de l'attirer jusqu'en Anjou, où, cette prétention étant déclarée trop osée, s'il ne serait pas possible de prendre Orléans pour point de jonction ; car, aussitôt qu'il sera permis de se jeter dans les bras de notre cher évêque2, plus cher et plus sacré que jamais, j'irai y verser tous mes respects, toute ma reconnaissance, toutes mes larmes sur tant de douleurs et raviver du moins entre nous ce souvenir et ce deuil ineffaçable de Montalembert3. À vous de tout cœur.

Alfred

 

1Strossmayer, Joseph, George (1815-1905), ecclésiastique et homme politique croate. Nommé évêque de Djakovo en 1850, il était l'un des hommes les plus influents de la minorité au concile et n'adhéra au dogme qu'en 1872. En 1860, il était devenu le chef du Parti populaire croate. Il fut élu au Parlement croate en 1866. Ayant échoué dans ses tentatives pour constituer une fédération de la Croatie avec la Hongrie, il se retira de la vie politique active en 1873, prenant peu à peu ses distances avec le Parti populaire croate qu'il avait cessé de diriger.

2Mgr Dupanloup.

3Montalembert était mort le 13 mars 1870.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 avril 1870», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, Année 1870, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 28/02/2014