CECI n'est pas EXECUTE 6 novembre 1877

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6 novembre 1877

Alfred de Falloux à Jules de Bertou

6 novembre 1877

Cher ami, je vous remercie beaucoup de me signaler Victor Hugo, et je n'avais pas l'ambition d'attirer sur moi un de ses regards olympiens. Je n'ai même pas d'impatience après la lecture de votre lettre, et je voudrais ne pas payer ce que j'aurai à lire. La seule manière de résoudre ce problème serait de trouver quelqu’un qui me prêtât le volume. Qui a été ce quelqu'un là pour vous ? Est-ce qu'on prête à Saint Martin1, peut-il se prêter au Bourg d'Iré ? J'attendrai votre réponse la-dessus pour prendre quelque parti désespéré. La brochure pour l'abbé Bernard est partie le jour même de la Commission. Maintenant je ne puis plus reculer sur mon engagement téméraire au sujet du Syllabus. Ce n'est assurément pas au nom de mes services que j'ai pu m'arroger un droit exceptionnel : d'abord je ne les estime pas assez haut pour cela ; ensuite ce serait une manière de les faire valoir qui équivaudrait, ce me semble, à les effacer. J'ai cru simplement comme le premier venu en vertu d'un droit commun à tout catholique.

Etablissons bien d'abord que le Syllabus en tant qu'enseignement doctrinal, est absolument hors de question, puisque j'en prends nettement la défense précisément sur les points les plus contestés ; mes observations portent uniquement sur des faits que je puis appeler extérieurs et qui prennent pour point de départ la différence de publicité entre d'autres siècles et le notre, et les résultats de cette différence. C'est là, à mon sens, un sujet absolument laïque. J'ajoute que c'est un sujet sur lequel les laïques ont une compétence spéciale. On dit : soit ! Mais c'est toujours faire la leçon au Pape. Non. C'est simplement et respectueusement appeler son attention sur un sujet digne d'elle. On dit : soit ! Mais il faut le faire confidentiellement. Non. Ce serait là que commencerait réellement l'irrévérence. Écrire au Pape de puissance à puissance, ce serait vraiment sortir de sa sphère et donner une importance exagérée à un humble sentiment.

Je demande, en outre, qu'est-ce qu'on appelle faire la leçon au Pape. Si toute observation de détail sur un fait non de doctrine mais de moyens pratiques doit s'appeler la leçon de Gros Jean suprême curé, nous tombons alors en plein fétichisme et nous laissons tous les secrétaires de lettres plus ou moins latines, tous les Papes y ont souvent cédé en leur donnant raison, quelquefois avec le regret public de l'avoir fait trop tard. Si l'on pouvait décomposer dans un alambic les origines du protestantisme, combien n'y trouverait-on pas de vérités comprimées que, articulées plus hautement ou écoutées plus promptement, eussent conjuré d'inénarrables malheurs !

La question, à mon sens, est donc mal posée. Il ne peut pas être question d'interdire l'usage respectueux d'une observation inoffensive sur un point non seulement libre mais ne touchant ni de près ni de loin aux sujets mixtes. La question, à mon sens, devrait donc être celle-ci : l'écrivain dit-il vrai ou faux ? S'il dit faux, c'est-à-dire s'il n'est point regrettable que le Syllabus ait paru brusquement dans tous les journaux hostiles qui ont pu le commenter, le dénaturer, le calomnier à leur aise, avant qu'une seule voix compétente et autorisée ait pu se faire entendre ; s'il est faux que par cette méthode de publicité, de graves préjudices aient été portés à la vérité, que des pièges aient été tendus aux intelligences et des facilités ouvertes aux passions l'écrivain a eu tort, non pas de parler, mais de parler pour soutenir des allégations mal fondées ; si, au contraire, il est vrai que des ravages considérables aient été produits, faute d'un peu plus de prévoyance, et que ces ravages eussent pu être évités à l'aide d'un peu plus de précaution, alors l'écrivain est loin d'avoir eu tort, et il mérite un remerciement plutôt qu'un blâme pour avoir donné l'éveil par une controverse utile et invoqué, au bénéfice de l'avenir, ce qu'il est toujours trop tard d'invoquer, quand les faits sont accomplis.

J'ajoute qu'il est essentiellement catholique, essentiellement religieux d'envisager avant tout, quand on croit traiter d'un intérêt quelconque pour les âmes, ce qui fait du bien ou ce qui fait du mal plutôt que ce qui plaît ou ce qui déplaît à quelques hommes. Quand on a charge d'âmes, ce qui touche aux âmes doit passer avant tout, et ce qui touche au bon plaisir de ceux-ci ou de ceux-la n'est plus que d'un intérêt fort secondaires. Encore un coup, si l'on prend le faux pour le vrai, si l'on parle à tort et à travers de ce qui ne nous regarde pas ou de ce que nous ne savons pas, si on le fait en mauvais termes et à mauvaise intention, on est coupable, non d'avoir usurpé un droit, mais de s'en être mal servi ; on est coupable de son erreur, de son mauvais jugement, de son mauvais ton ; on ne l'est point d’avoir jeté le trouble, dans l’Église ou d'avoir porté la main sur l'arche sainte. On le serait bien davantage si, érigeant en scandale l'usage le plus légitime des pensées les plus innocentes ou des avis les mieux justifiés par l'expérience, on prétendait faire descendre le caractère catholique au dessous des servilités païennes et au niveau des docilités fatalistes du musulman.

Ceci dit, cher ami, je demande humblement à votre vénérable voisin et à vous une absolution accordée non à la contrition, mais à l'absence du péché.

Alfred

Il va sans dire, cher ami, que vous ne montrerez point cette lettre à votre voisin, s'il doit en être scandalisé, que si vous la lui montrez ce sera confidentiellement pour ne pas attiser l'évêque qui fait arme de tout, enfin, que si votre interlocuteur maintient quelque objection sérieuse, vous me la transmettrez pour ma gouverne.

1Commune de résidence de Jules de Bertou, en Meurthe-et-Moselle.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 novembre 1877», correspondance-falloux [En ligne], 1877, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 26/02/2019