CECI n'est pas EXECUTE 25 octobre 1871

1871 |

25 octobre 1871

Alfred de Falloux à Pauline de Castellane

25 octobre 1871

Chère Madame,

Votre lettre d'hier nous présenterait à tous une irrésistible tentation, si je n'étais pas lié par les conditions formelles de l'éditeur ; il faut que les deux volumes lui soient livrés dans le mois de février, et je ne puis commencer le travail d'imprimerie qu'aux premiers jours de décembre, le mois de novembre se trouvant réservé aux dernières retouches de rédaction, à Rochecotte, et à l'évêque d'Orléans1 en comprenant sous ce dernier nom ce qui lui plaira de s'adjoindre si j'avais une autre tête, décembre et janvier suffirait pour la correction des épreuves, même à la campagne ; mais avec ma tête, non seulement de moi ne suffirai pas, mais trois ni quatre non plus, et, à ce point de vue, Rochecotte, malgré toute la puissance de son charme, présente exactement les mêmes inconvénients que le Bourg d'Iré ; ce qu'il faut un courrier, c'est-à-dire, 24 heures, entre chaque allée et venue, et que l'heure du courrier manquée, ne fût-ce que d'une minute c'est 24 heures de perdues, tandis qu'en m'établissant à Angers, il ne s'écoulera jamais que cinq minutes entre le moment où la souffrance me fera cesser le travail, et le moment où je pourrai le reprendre. C'est là mon vrai gage d'abréviation, et le seul auquel je sacrifie le Bourg d'Iré, comme Rochecotte. Je ne souffrirai assurément pas moins à Angers que ailleurs, mais je ne subirai que juste le temps d'arrêt de ma souffrance. Quant aux diversions que m'imposerait l'évêque d'Angers2 ou tout autre, reposez-vous sur moi pour m'en mettre à l'abri, et soyez bien sure que ce n'est pas pour me donner en pâture à d'autres que j'aurais fui même vous !

Mais vous-même, chère Madame, comment destinez-vous décembre et janvier à Rochecotte ; je croyais que vous étiez tombés d'accord avec M. de Juigné3 sur un autre plan ; est-ce que les motifs qui vous les avaient fait adopter ont disparu ou la volonté de votre propriétaire ne s'y prête-t-elle pas, comme je le croyais ? En attendant que nous en réseaux nions de vive voix, je me dispose à partir demain pour Angers afin d'y visiter plusieurs maisons ; je ne sais ce qui peut survenir d'Orléans, à qui j'ai toujours indiqué Rochecotte dans mes dernières lettres ; mais je vous écrirai au fur et à mesure, et, si j'ai la faculté de vous faire une visite qui ne compte pas croyait bien que ce sera, non seulement ma meilleure, mais ma seule consolation.

En attendant, j'avance dans le duc de Broglie4 par M. Guizot5, et j'y trouve un intérêt navrant car c'est se replacer à la source de tous nos maux ! J'ai beau tourner et retourner les dernières lettres de Bertou je ne puis y trouver que cette question : devons-nous cesser de condamner la révolution de Juillet ? Or, je comprendrai d'autant moins que cela devint une question pour nous, que si évidemment ce n'en est plus une pour les auteurs de cette révolution même. M. Guizot et M. de Broglie se donnent devant l'histoire la meilleure contenance qu'ils peuvent, et cela est assez simple, quand on tient soi-même la plume ; mais ils ne dissimulent cependant pas un regret qu'ils font tout ce qu'ils peuvent pour ne pas nommer un repentir. La vertu, la dignité et le courage de ce dernier mot leur manque ; ; mais leur intelligence politique est convaincue et si l'électeur était aussi avancé que dans le public de la Revue des Deux Mondes, nous serions plus avancés que nous ne le sommes en ce qui touche leur côté. Quant au nôtre, les leçons s'y trouvent également frappantes, également désolantes, avant d'avoir vu les libéraux faire la sottise, c'est le mot du duc de Broglie, de renverser M. de Martignac6, on voit la coterie du comte d'Artois7 renverser, pour la seconde fois, le duc de Richelieu8 et s'y reprendre ensuite pour nous donner M. de Polignac, on entend le comte d'Artois dire : mon cher duc, vous avez pris des syllabes trop au pied de la lettre. » Casuistique que j'ai toujours signalée à l'aveugle Bertou9, casuistique à l'aide de laquelle on s'est toujours permis d'avoir deux consciences et deux morales, une pour la vie privée en commun avec tous les honnêtes gens, une pour le service du roi, pleine de réticences, de traquenards, et, quand il le faut, de mensonges et de déloyautés. Les syllabes d'un engagement ne sont plus rien, les syllabes de la langue française non plus leur sens naturel ; faire les ordonnances pour le salut de l'État, en vertu de la charte, c'est bouleverser l'État et déchirer la charte, trancher la question du drapeau avec la France, c'est venir à Chambord, sans y appeler personne, repousser l'avis unanime de ceux qui y sont venus, bon gré mal gré, et proclamer à soi tout seul le drapeau blanc. Et voilà, chère Madame, pourquoi la France est, je le crains bien, irrémédiablement perdue. Les libéraux ne savent. Résister à la révolution, les royalistes ne savent. Résister à l'absolutisme, le duel s'est établi, depuis 80 ans, entre ces deux extrêmes ; il dure encore et tous les coups transperce les pauvres honnêtes gens qui se lamentent et succombent, avant d'avoir pu se trouver une cuirasse. Cela ne fait pas d'honneur à leur énergie et à leur savoir-faire ; mais quant aux deux ferrailleurs, ils sont bien dignes de tous les anathèmes du pays, et la seule chose qui m'étonne, c'est qu'il y ait encore des hommes désintéressés et généreux, comme certains de vos hôtes, qui hésitent encore à nommer les coupables par leur nom. Pour M. de Broglie en particulier, j'ai tout un discours à vous faire ; mais il est probable que je ne le vous ferai que de vive voix, si vous avez la patience de l'entendre, car il faut que je retourne à MmeSwetchine, et que je lui consacre exclusivement le peu de forces dont je dispose jour par jour. Au revoir, au revoir.

Alfred

 

3Juigné Charles Gustave Leclerc de, comte (1825-1900), homme politique. Député de Loire-Inférieure de 1871 à 1898. Légitimiste ardent, il se fit inscrire à la réunion des Réservoirs. Il était apparenté à Pauline de Castellane, sa fille Madeleine ayant épousé Antoine de Castellane.

5F. Guizot, Le duc de Broglie, Paris, Hachette, 1972. Le livre avait été publié par La Revue des Deux Mondes le 15 septembre 1871 et le Ier octobre 1871.

6Jean-Baptiste de Martignac (1788-1832) fut placé par Charles X à la tête du gouvernement du 4 janvier 1828 au 8 août 1829 avant de devoir céder la place à Jules de Polignac (1780-1847) principal responsable aux yeux de Falloux de la chute du régime.

7Charles X avant son accession au trône.

8Armand-Emmanuel du Plessis, du de Richelieu (1766-1822), il avait dirigé le gouvernement sous le règne de Louis XVIII du 20 février 1820 au 14 décembre 1821, avant d'en être évincé suite aux critiques des ultras-royalistes dont le chef n'était autre que le comte d'Artois, le futur Charles X.

9Falloux est alors en désaccord avec Bertou qu'il juge trop indulgent à l'égard du comte de Chambord.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «25 octobre 1871», correspondance-falloux [En ligne], CORRESPONDANCES, 1871, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 05/03/2015