CECI n'est pas EXECUTE 10 juin 1885

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10 juin 1885

Thérèse Vianzone à Alfred de Falloux

Peterhoff, 10 juin 1885

Monsieur le comte,

Je vous ai écrit, en effet, il y a au moins six semaines pour vous prier d'avoir la bonté de dire à l'amiral Arseniev1 que vous lui demandiez de vous remplacer, à Pétersbourg, près du jeune prince Galitzin.

Ignorant votre adresse, j'ai envoyé ma lettre, comme le première fois, au père Didon2 à qui j'avais écrit aussi très longuement. Je lui détaillais la nature d'André, ses tendances, ses défauts afin qu'il m'aide de ces conseils, car ce n'est pas peu de chose qu'essayer de refaire une éducation manquée.

Le père Didon, avec lequel je suis en correspondance régulière, m'a fait dire ces jours-ci que mon silence l'étonnait. La lettre a donc été perdue comme cela arrive assez fréquemment en Russie. Je le regrette d'autant plus, Monsieur le comte, qu'André vous avait également écrit.

Vous pouvez être bien tranquille au sujet de la religion d'André : il restera catholique et cela sans la plus légère difficulté, sans nuire en rien à son avenir matériel.

La Russie, malgré son pouvoir absolu, a fait un grand progrès sous le rapport de la tolérance. La liberté, à cette heure, y est autrement respectée que dans notre pauvre France. Et puis, si vous connaissiez l'amiral Arsèmierv et sa femme, vous verriez qu'avec eux, on peut être absolument en repos. Madame Arsèmierv et son mari lisent la vie de tous nos saints et, en ce moment, ils sont plongés dans Saint-François-de-Sales. C'est une des premières choses que Madame Arsèmierv m'ait dite quand elle a recueilli André chez elle : « je vous laisse le soin de sa religion, car, en mon occupant, moi j'aurais peut-être l'air de l'influencer » j'ai pour cette famille une version complète et l'influence de ce milieu, où la vertu souveraine est la bonté, a été déjà très salutaire à André.

Mais que de choses à redresser ! Un défaut terrible surtout m'a presque découragé un moment : ce malheureux enfant à une telle habitude du mensonge qu'il l'emploie même quand il n'y a rien à cacher. C'est surtout à cet égard que je consultais le père Didon : quelle prise peut-on avoir sur une nature dans laquelle on ne voit pas clair sur une nature qui vous échappe et cherche à vous tromper ? Quelqu'un qui a connu la duchesse de Chaulnes3 à Florence m'a dit que la sœur d'André avait la même tendance.

Après avoir réfléchi, j'ai pris un grand parti : celui de mettre sous les yeux d'André tous ses mensonges, sans lui en épargner aucun – il a été très confus et depuis, dès que je sens qu'il n'est pas dans la vérité, je l'arrête impitoyablement, même en public. Ses amis, dont l'un est Polonais catholique, me secondent beaucoup à cet égard et se sont engagés sur l'honneur à ne jamais lui prêter d'argent,car hélas ! Il essayait de continuer ce qu'il a vu faire constamment. À côté de cela, il a un bon naturel, des qualités attachantes et le désir d'arriver. La situation de ses frères l'humilie profondément et il vient encore de m'envoyer une lettre de Paris, déplorable, au sujet du prince Étienne. Le Prince Borys se veut revenir en Russie malgré tout ce que nous avons tenté pour l'en empêcher ; heureusement l'entrée de Pétersbourg lui est interdite sous peine d'être soldat – c'est à la campagne qu'il se rendra vivant chez les uns et chez les autres, à la charge de tous. C'est profondément triste et, malgré ce que la chose a de pénible, nous mettons cet exemple sous les yeux d'André afin de l'exciter au travail. Le bon Dieu, en le mettant dans la famille Arsènierv, lui a fait une grâce trop grande pour que nous n'ayons pas confiance. André, comme tous les caractères faibles, vit surtout d'après les influences qui l'entourent.

Et maintenant, Monsieur le comte,en terminant, permettez-moi de vous rappeler la pauvre cornélien qui est resté 25 ans au service de la princesse Galitzine4 et qui n'a reçu aucun gage pendant les 4 dernières années. Madame la duchesse de Chevreuse5 m'avait écrit que le marquis de la Roche-Aymon6 ainsi que vous, deviez vous occuper d'elle et qu'elle se joindrait à vous pour faire ce que vous croiriez utile. Depuis, la pauvre fille n'a entendu parler de rien et s'inquiète, elle est à Chenonceaux et il ne lui faudrait pas grand-chose pour lui permettre de vivre. Madame la duchesse de Chevreuse a eu la bonté de lui rembourser le prix de son voyage et je vous demande de vouloir bien ne pas l'oublier.

Veuillez agréer Monsieur le comte l'expression de mes sentiments les plus dévoués.

Thérèse Vianzone7 chez le général Bézack à Peterhoff près Pétersbourg.

 

1?

2Didon, Henri Louis Rémy (1840-1900), dominicain. Élève du petit séminaire, il avait pris l'habit dominicain dés 1856. Il avait été ordonné prêtre en 1862.

3Chaulnes, Marie-Bernardine Blanche Sophie (1852-1882), duchesse, fille du prince Augustin Galitzin mariée en 1875 à Paul d'Albert de Luynes, duc de Chaulnes (1852-1881).

4Maria Sergeievna, princesse Galitzin, née comtesse Sumarokova (1830-1892), mariée au prince Nicolai Galitzin en 1849.

5Julie Valentine de Contades, duchesse de Chevreuse (1824-1900), veuve d'Honoré d'Allbert de Luynes, duc de Chevreuse (1823-1854).

6La Roche-Aymon, François Marie Paul de (1817-1891), marquis, frère de Stéphanie, épouse du prince Augustin Galitzin.

7Thérèse Vianzone (?-?), religieuse elle sera l'auteur de plusieurs ouvrages dont Impressions d'une française en Amérique (États-Unis et Canada), Paris, Plon-Nourrit, 1906, 379 p. Son livre montre que l'opinion catholique « moyenne » est favorable à l'idéal américain tel qu'il est alors défini et vécu par Théodore Roosevelt. Elle publiera également sa correspondance avec le P. Didon, Lettres du R. P. Didon, de l'ordre des frères prêcheurs, à mademoiselle Th. V., Paris, Plon-Nourrit, 1901, 440 p.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «10 juin 1885», correspondance-falloux [En ligne], 1885, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 20/10/2023