Année 1866 |
23 juillet 1866
Pierre-Antoine Berryer à Alfred de Falloux
Augerville, 23 juillet 18661
Mon cher confrère,
On m'écrit très affirmativement de Maine-et-Loire que vous renoncez à poser votre candidature. La prochaine élection n'est donc plus pour vous une question personnelle. Vous savez ce que j'ai pensé et ce que j'ai fait quand, en 1863, vous sollicitiez les suffrages des électeurs2. Plusieurs de mes amis politiques, en votant alors pour vous, tinrent compte de mes pressants conseils et obéirent aux chaleureuses excitations de l'Union de l'Ouest. Aujourd'hui, je voudrais qu'à votre voix vos amis comprissent, comme l'ont fait les miens, que c'est une grande et funeste faiblesse de caractère qui, n'écoutant que vieilles rancunes et s'inspirant des aigres souvenirs de querelles éteintes, entraîne des esprits honnêtes à venir en aide au développement du pouvoir absolu.
Dans les affaires de ce monde, le devoir de la bonne conduite, la saine appréciation des hommes et des choses se modifient suivant les temps. Quel est aujourd'hui le péril de la société française ? Pour les hommes dont mes amis et moi nous avons été les loyaux adversaires, y a-t-il lieu,, au temps où nous sommes, de se préoccuper des triomphes de la légitimité royale ou de la papauté ? L'alliance des faiseurs de coups d'état d'en deçà et d'au-delà du Rhin, leur succès menaçant ne sont-ils pas les seuls dangers qui alarment et doivent réunir les défenseurs des libertés publiques ?
Je ne saurais croire qu'en ce moment, ne fut-t-on éclairé que par les tendances du dernier sénatus-consulte3, un homme sincèrement libéral puisse hésiter à se prononcer avec fermeté, et à agir au grand jour contre la candidature officielle d'un chef de bureau du ministère de l'intérieur4. Il ne s'agit pas, surtout dans une élection isolée, du plus ou du moins d'importance personnelle que peut avoir l'élu de l'administration, il faut être convaincu, et vous l'êtes comme moi, mon cher confrère, que chaque succès de ce genre, surpris au prétendu suffrage universel, apparaît à la nation muette, comme une consécration du système et des actes du gouvernement. L'élection d'un de ses servants est un encouragement donné à l'outrecuidance de l'esprit impérialiste, et les hommes qui la favorisent même par leur abstention, apportent un concours réel aux machinations ourdies contre ce qui nous reste de liberté.
Il n'appartient qu'aux spéculateurs du faux libéralisme, ou aux ultras de la démagogie de se faire, sous des prétextes aujourd'hui futiles, les auxiliaires du despotisme comme ils l'ont été et le seront dans tous les temps.
Braver, mon cher confrère, ce que vous me dites des antipathies de quelques-uns de vos compatriotes, avec la netteté de votre bon esprit et non à l'avenir de votre cœur, montrez leur la vérité et la ligne de conduite à suivre.
Vous ne me reprocherez pas de vous faire ce nouvel appel ; je vous l'adresse en toute liberté, dans un franc langage dont je n'aurais pas la confiance d'user envers tout autre que vous.
Recevez mes bien affectueux et sincères compliments.
1Lettre adressée à Freslon pour le convaincre d’œuvrer, auprès de ses amis politiques du Maine-et-Loire, en faveur de la candidature de Falloux.
2Alexandre Freslon avait été candidat dans la circonscription de Baugé-Segré aux législatives de 1863. Il sera battu par Bucher-Chauvigné, le candidat du pouvoir.
3Le sénatus-consulte du 18 juillet 1866 établissait que dorénavant le sénat seul pouvait autoriser une modification de la Constitution.
4Berger, François Eugène (1829-1903), homme politique. Attaché au ministère de l'Intérieur, il entra au Conseil de préfecture des Basses-Alpes, puis du Loiret et revient au Ministère de l’Intérieur comme sous-chef du cabinet du ministre puis chef du bureau du personnel en 1860. Candidat officiel, il sera élu député du Maine-et-Loire (circonscription de Segré-Baugé) en 1866 et réélu en 1869. Membre du Conseil général du Maine-et-Loire sous l'Empire; réélu en 1873. Son père occupa longtemps le poste de secrétaire général de la préfecture de Maine-et-Loire.
