CECI n'est pas EXECUTE 27 décembre 1849

Année 1849 |

27 décembre 1849

Armand Fresneau à Alfred de Falloux

Jeudi 27 [décembre 1849]

Cher ami,

Je vous écris moins souvent que je ne le voudrais ; le budget et la loi de l'enseignement en sont cause1. Il m'arrive souvent d'arriver à cinq heures sans avoir eu dans la matinée une demi-heure disponible. Votre lettre d'hier m'a paru bonne à tous égards. Il m'a lu le passage qui concernait le discours de Montal[embert]. Je partage votre sentiment à cet égard. Albert [de Rességuier] vous aura peut-être parlé de l'étonnement que m'a causée l'approbation sans réserve que la majorité a donnée à ce spirituel discours. La forme en est spirituelle et la fin a été éloquente. Mais au fond il y a bien peu d'idées qui méritent ce nom, et beaucoup de faux aperçus. J'ai été intérieurement stupéfait de voir l'assemblée se préoccuper aussi peu de la pensée même de l'orateur, et s'émouvoir autant du tour spirituel ou mordant qu'il donne à ce qu'elle prend pour des vérités et même pour des vérités profondes. La rue de Rivoli2 fait, si je ne m'abuse, de grandes fautes. Avec de grands efforts et une persévérance très méritoire vous étiez arrivés à donner aux défenseurs de la liberté de l'enseignement des auxiliaires sur lesquels nous ne devions pas trop compter3. Que fait la rue de Rivoli ? Elle décide qu'elle repoussera la petite loi Parieu4, et sommera les anciens conservateurs d'en faire autant. Une réunion a lieu au conseil d'État. M. de Lardehy déclare qu'une pierre de touche excellente est offerte à la réunion pour connaître ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas de la loi Fall[oux]. Les premiers repousseront la loi Parieu, les seconds voteront pour elle. Faucher5, Piscatory6 etc. protestent de leur ferme volonté de voter la loi Falloux ; mais si vous refusez une loi dont l'urgence est manifeste, disent-ils, le pays ne nous comprendra pas. Laissez-nous ne pas voter avec la Montagne nous vous promettons de ne pas nous séparer de vous dans la discussion de la grande loi. Cent légitimistes étaient arrivés à cette séance, où ils voulaient faire un coup de majorité. Le Boulée7 et autres, même ce gros juriste de Vat[imesnil], déclarent que leur parti est pris. Ils ne veulent pas entendre parler de préfet qu'ils appellent des commissaires de police. Chacun fera ce qu'il voudra. Mais les hommes qui ont des principes ne les abandonnent pas. Ce n'était pas ouvrir la porte à des gens qui ne demandent qu'un bon prétexte pour se sauver, c'était les mettre à la porte purement et simplement. Je me suis jeté au-devant des fuyards (au figuré, Faucher seul et un ou deux de ses amis ont pris seul leurs chapeau et sont réellement sortis de la salle). J'ai déclaré que je n'étais pas suspect, que cependant je me préoccupais du danger de voir la liberté d'enseignement d'un côté, les intérêts réels ou supposés de l'ordre de l'autre ; qu'on pouvait donner à la loi Parieu une durée temporaire ; qu'il fallait craindre que tout le mal que feraient les instituteurs dans les campagnes ne fussent mis sur le compte de l'assemblée au profit du pouvoir exécutif ; qu'il n'y avait après tout que demi mal à ce que nos comités départementaux et les évêques qui s'y trouvent ne fussent pas chargés des épurations, destitutions en masse que l'État actuel de l'enseignement rendait nécessaires ; que je songeais en conséquence à fixer un terme à la durée de la loi mais que je persisterais dans les conclusions de la commission de l'enseignement, et voterais la loi Parieu avec la restriction que j'indiquais. L'animation est extrême. On a voulu ne pas aller aux voix. Les légitimistes les plus prononcés se sont levés avec des cris ; ils ne reviendraient pas si l'on n'allait pas aux voix. On y est allé. J'ai été presque seul de mon avis. Monsieur Molé qui était venu dire que j'avais parlé à merveille et que j'étais dans le vrai a voté avec les forts. Aujourd'hui on y revient à ma proposition. Le gouvernement accepte un délai de six mois. J'espère que tout va finir par un arrangement. Mais ce coup de tête de vos, je crains de ne pouvoir dire de longtemps, nos amis a fait un effet déplorable. On parle d'une réunion de conservateurs. Celle du conseil d’État est dissoute en fait. Barthélémy8 et autres disent au qu'ils préfèrent tout au régime politique dont on les menace. Le fanatisme et la sottise ne résonnent pas. Hélas ! mon ami ils n'avaient que vous. Berryer dit : ces Messieurs ont décidé… formule qui me fait mal à entendre et peint sa sujétion, sa dépendance. Adieu, il est cinq heures je vous écrirai très prochainement. J'ai voulu dire deux mots. Il y a déjà trop longtemps que je ne vous ai embrassé.

Armand

1Député de l'Ille-et-Vilaine à l'Assemblée législative, Armand Fresneau était alors membre de la commission de l'instruction secondaire et membre de la commission du budget dont il était le secrétaire.

2C'est dans cette rue que se réunissaient les légitimistes.

3Thiers, en particulier, qui passait jusque là pour un adversaire de l’Église.

4Parieu, Félix Marie Louis Pierre Esquirou de (1815-1893), homme d’État, le 31 octobre 1849 il avait succédé à Falloux au ministère de l'Instruction publique et des Cultes, fonction qu'il conservera jusqu'au 24 janvier 1851. Il fera voter la loi de l'enseignement élaborée par Falloux. Vice-président du Conseil d’État de 1855 à 1870, il sera ministre présidant le Conseil d’État du 2 janvier 1870 au 10 août 1870. La « petite » loi Parieu, loi de l'enseignement élaborée par Falloux et quelque peu amendée sera votée le 15 mars 1850.

5Faucher, Léon-Léonard (1803-1854), journaliste et homme politique. Élu de la Marne à l'Assemblée Constituante, il siégea à droite et vota constamment avec les conservateurs. Membre de la rue de Poitiers, il se lia néanmoins à Louis Napoléon Bonaparte qui l'appela dans son premier gouvernement comme ministre des Travaux publics. Réélu par la Marne à l'Assemblée législative, il entra dans plusieurs commissions dont celle de l'instruction secondaire. Il quittera son ministère en octobre 1851 et refusant de se rallier au coup d'état, il se mettra en retrait de la vie politique.

6Piscatory, Théobald, Émile, Arcambal (1800-1870), ambassadeur et homme politique. Élu à plusieurs reprises sous la Monarchie de Juillet, il était entré l'Assemblée législative où il siégea avec la droite et était membre de la rue de Poitiers. Au nombre des élus qui protestèrent contre le coup d'état, il quittera définitivement la scène politique.

7?

8Barthélémy, Antoine-François-Xavier Sauvaire, marquis de (1800-1875), député légitimiste à la Constituante, il fut réélu à la Législative. Secrétaire du comité royaliste de Paris, il fut chargé de rédiger la circulaire de Wiesbaden dans laquelle le comte de Chambord .


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «27 décembre 1849», correspondance-falloux [En ligne], Années 1848-1851, Seconde République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1849,mis à jour le : 30/03/2016