CECI n'est pas EXECUTE Janvier 1850

Année 1850 |

Janvier 1850

Armand Fresneau à Alfred de Falloux

Janvier 1850

Cher ami,

Vous savez que six semaines après avoir reçu les procès-verbaux de la commission d'enseignement pour y faire quelques recherches, l'abbé Dupanloup s'est enfin décidé à me les renvoyer. Je ne les avais réclamé que trois fois, et en les lui confiant je l'avais prié instamment de me les renvoyer dés que ses recherches seraient faites. Aujourd’hui Mont[alembert] vient me les demander, et les fait chercher par tous ses soldats. Il veut évidemment s'en servir, en publier des extraits, en donner des passages à la tribune. Sur ce point il a les maximes de l'abbé Dup[anloup] il ne trouve rien d'indélicat à divulguer une chose secrète quand cette publicité lui paraît utile. Il trouve que vous avez promis le secret et aux membres de la commission et aux frères et autres témoins que vous avez interrogés en leur disant qu'ils pouvaient parler en toute assurance, c'est-à-dire sans craindre de voir leur parole publiées discutées etc. je viens donc de répondre que lorsque l'abbé Dup[anloup] m'a eu rendu ces procès-verbaux, je me suis aperçu qu'en dernière analyse, je les gardais peu, les ayant eus huit jours sur de moi. Je les ai donc envoyés à Monsieur de Fall[oux] ai-je dit ; vous pouvez lui demander de vous les faire parvenir. Mais je me suis déchargé de la garde qu'il m'avait confiée. Voilà, cher ami, ma réponse. Vous ferez ce que vous jugerez convenable. Pour moi je n'ai pas assez de confiance dans la discrétion de M[ontalembert] pour lui donner les deux volumes. Mme de Sé[gur]1 n'est pas encore arrivée. Olga a été souffrante (une légère irritation d'entrailles) la veille du départ était retardée de huit jours. En m'annonçant ce retard Madame de Ségur me dit : je regrette cette semaine passée à Toulouse. Je ne reconnais plus Olga2. Elle ne rêve que fortune, voiture, chevaux, grands noms ; elle dit qu'elle n'épousera qu'un mari riche. Vous la trouverez très changée ; je crains que cette frivolité à laquelle personne ne pouvait s'attendre ne vous effraie et ne vous cause un peu du chagrin réel que j'en ressens. Je suis en effet inquiet, très découragée et très désolée cher ami. Déjà l'hiver dernier j'avais remarqué quelques mots, quelques phrases dans sa conversation mal sonnantes pour un cœur aussi facile à blesser est effrayante pour un esprit qui juge forcément et malgré lui les grandes choses d'après les petites. Cependant je me disais que je me trompais ; qu'il y avait dans cette petite tête trop d'intelligence pour que ces défauts ne disparaissent pas avec les années. Je crains maintenant de l'avoir jugée d'après moi-même, d'avoir rêvé ce que je désirais. Je doute horriblement de l'avenir. Olga ne pense évidemment plus moi. Il est temps encore, je l'espère, de mesurer de sang-froid mon erreur et de détacher mon âme d'une nature que j'avais trop favorablement jugée. J'ai le pressentiment qu'un grand éboulement s'est fait et que je trouverai un grand vide. C'est plus difficile à supporter que des échecs à la tribune. Cependant je me trouve plus de sang froid et de courage que je ne l'aurais cru. Je croyais avoir de l'or. Si je n'ai que du faux comme je le crains, mon âme révoltée oubliera sans peine ce qui indigne d'elle. Croyez bien, cher ami, que je n'exagère rien et que je suis très calme quoique très triste. La providence fait bien ce qu'elle fait. Elle n'est pas responsable de mes engouements et de mes erreurs. A vous de cœur cher ami, à vous qui ne changez pas.

A[lfred]

1Rostopchine, Sophie, comtesse de Ségur (1799-1874) épouse depuis 1819 du comte Eugène de Ségur. Femme de lettres, elle est l'auteur de nombreux livres pour enfants, notamment Les malheurs de Sophie, qui la rendirent célèbre.

2Olga de Ségur (1835-1909), fille cadette d'Eugène et de Sophie de Ségur qu'A. de Fresneau espérait pouvoir épouser.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Janvier 1850», correspondance-falloux [En ligne], Seconde République, Années 1848-1851, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1850,mis à jour le : 06/04/2016