CECI n'est pas EXECUTE 19 mai 1871

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19 mai 1871

Alfred de Falloux à Jules de Bertou

19 mai 1871

Cher ami,

Vous posez en principe ce qui, selon moi, est précisément en question1. Vous dites : les conservateurs seuls s'abstiennent, je ne crois pas cela absolument exact. Je crois qu'aux indifférents se joignent beaucoup de timides qui menés au combat malgré eux se décideront alors à donner des gages aux mauvais côtés parce que c'est celui qui faisant le plus de mal fait toujours le plus de peur. Vous voulez éluder les frais de la trop grosse amende en permettant au bureau de la graduer de 1 à 50 Fr., mais quelle sera la règle de cette appréciation ? Les tribunaux ont des peines graduées parce que les délits ou les crimes ont des fautes de nuances que les avocats et les témoins prennent soin de mettre en lumière, mais l'abstention n'est point dans le même cas, elle ne comporte qu'une simple constatation sans circonstance atténuante ou aggravante. Le bureau ne se prononcera donc que sur la fortune apparente et alors quel arbitraire ? Ou sur le caractère plus ou moins impérieux de la maladie ou de l'absence qui aura déterminé l'abstention et alors quelle inquisition ! Enfin, la récidive entraînera la suppression des droits politiques, alors vous aurez un simple bureau sans responsabilité, sans cour d'appel ni de cassation du droit d'exclure de la vie politique une masse plus ou moins considérable de citoyens parmi lesquels il choisirait les adversaires du courant momentané qui aura constitué le bureau lui-même. Tout cela me semble bien scabreux et je voudrais vous voir poursuivre votre but dans des voies plus radicalement réformatrices. Lisez la page 354 du volume de Tocqueville qui doit être entre vos mains depuis deux jours, vous verrez avec quelle largeur et avec quelle garantie pour l'ordre, l'assemblée générale de Lille était composée. Vous me paraissez admettre, pour toute délégation celle des Prud'hommes ; mais, c'est balancer la classe ouvrière par la classe ouvrière elle-même. Vous dites que les corporations n'existent plus. Elles existent moins qu'avant la révolution mais beaucoup subsistent, la chambre de commerce, la chambre des notaires, le conseil des avocats, le chapitre de la cathédrale ou la collection des curés dans les villes qui n'ont point de cathédrale, etc., etc. Tout cela, constitue encore les vrais éléments de la cité et a le droit de n'être pas systématiquement exclu par ce chiffre brut de la classe ouvrière proprement dite. Je ne sais si vous avez lu la discussion de l'assemblée sur une proposition de la gauche demandant que les villes eussent des représentants distincts des représentants de la campagne invoquant la fidèle représentation des intérêts divers. C'est Edgar Quinet2 qui a développé cette thèse à laquelle M. de Sainte-Croix3 et M. Lefebvre de Pontalis4 ont très habilement répondu : c'est bien, nous prenons acte de ce principe et nous y reviendrons, mais pour tout le monde, quand il s'agira de refaire la loi électorale. Eh ! bien cher ami, je voudrais vous voir porter vos études sur la réorganisation radicale du suffrage universel en ce sens, l'intervention des plus imposés est quelques choses mais ce n'est pas assez. L'argent est une force plus clairvoyante que la force absolument aveugle des masses, mais c'est aussi une force à tendance matérialiste et je voudrais pouvoir appeler à la rescousse toutes les forces intellectuelles et toutes les forces morales. Vous direz c'est difficile, j'en conviens, mais vous connaissez depuis longtemps mon axiome : ceux qui ne savent pas faire les choses difficiles n'ont pas besoin de se mêler des affaires de ce temps-ci, car tout y est pour longtemps hérissée de difficultés de toutes sortes.

Quant à la paix, chers amis, je ne puis mieux vous dire ce que j'en pense qu'en vous répétant un mot de Werner de Mérode5 et si vous lisez ma lettre à Madame de Castellane avertissez-la avant d'aller plus loin qu'il me vient de l'évêque du Mans. Quand Monsieur Thiers partit de Bordeaux pour changer l'armistice en traité de paix, il fut accompagné d'une commission dont Werner de Mérode faisait partie. Quand les conditions furent irrévocablement arrêtées, M. Thiers en fit part à ses collègues avec une douloureuse émotion puis il ajouta : il ne faut pas cependant tomber et laisser tomber la nation dans le découragement du désespoir ; regardons nos magnifiques côtes, regardons notre immense territoire si riche et si uni et nous reconnaîtrons que l'avenir de la France ne dépend pas uniquement du petit morceau qu'on lui enlève aujourd'hui. Alors Mérode l'interrompt impétueusement en s'écriant : mais quand on fait un homme eunuque, on ne lui enlève qu'un tout petit morceau et pourtant à partir de ce jour c'est fini de lui ! La commission hésita un instant entre le rire et les larmes, puis les larmes l'emportèrent car le mot était cruellement vrai. La France n'est pas seulement vaincue, on lui arrache de sa virilité et il faut désormais un miracle pour la lui rendre. Voici la nomination d'Antoine [de Castellane] qui nous arrive, si je suis sur mes jambes demain, j'écrirai à Madeleine [de Castellane]6. Albert [de Rességuier] a une ophtalmie, il ne m'écrit plus que quelques mots très péniblement : je ne puis donc lui demander une copie à lui-même et sans cela je lui en aurais demandé une pour moi car je serais curieux de relire une lettre que je ne croyais pas destinée à une si bonne fortune. J'ai déjà raison de croire M. Ledoux chez Jérome sans en être sûre et qu'une bonne partie de ma lettre ne tardera point à paraître. Prenez donc patience et ne vous montez point l'esprit sans quoi vous serez fort désappointé.

Alfred

 

1Jules de Bertou travaille alors sur un projet de réforme électorale.

2Quinet, Edgar (1803-1875), historien et homme politique. Professeur de langues et littératures de l'Europe méridionale au Collège de France en 1841. Franc-maçon et républicain, il protesta contre le coup d'état et fut contraint de s'exiler. Réfugié en Belgique, il revint en France et se porte candidat à l'Assemblée nationale pour le département de l'Ain. Battu, il s'opposera néanmoins à la politique de Thiers insuffisamment républicaine à ses yeux.

3Lambert de Sainte-Croix, Charles Louis Marie (1821-1889), homme politique. Représentant de l'Aude à l'Assemblée nationale du 8 février 1871 où il siégea au centre droit. Élu sénateur de l'Aude le 30 janvier 1876, il ne parviendra pas à conserver son siège lors du renouvellement triennal de 1885.

4Lefèvre-Pontalis, Jules, Amédée (1833-1901), avocat, journaliste et homme politique. Élu député monarchiste d'Eure-et-Loir de 1871 à 1876, il avait pris part aux tentatives de restauration monarchique en 1873. Il collabora au Correspondant et à la Revue des Deux-Mondes.

5Mérode Charles Werner Marie Ghislain, comte de (1816-1905), beau-frère de Montalembert, diplomate et homme politique. Il était le fils de Philippe-Félix-Dalthasar-Othon-Ghislain,comte de Mérode, marquis de Trelon, célèbre homme d’État de la Belgique. Député du Doubs de 1846 à 1848 et du Nord à l'Assemblée législative de 1849, il sera réélu au Corps législatif en 1852 avec l'appui du gouvernement mais ayant refusé d'approuver la confiscation des biens de la maison d'Orléans, il donnera sa démission en 1863. Élu en 1871 par le Doubs et par le Nord, il opta pour ce dernier. Membre du centre droit il vota contre l'amendement Wallon mais pour les lois constitutionnelles. Battu lors des élections sénatoriales de 1876, il entrera néanmoins au sénat quelques mois plus tard, à l'occasion d'une élection partielle dans le Doubs. Il échoua lors du renouvellement de 1885.

6Madeleine de Castellane (1847-1934), née Leclerc de Juigné ; belle-fille de Pauline de Castellane, mariée le 3 avril 1866 avec Antoine de Castellane.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 mai 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1871,mis à jour le : 20/11/2016