CECI n'est pas EXECUTE 1er septembre 1868

Année 1868 |

1er septembre 1868

Alfred de Falloux à Pauline de castellane

Le Bourg d’Iré, 1er septembre 1868

Chère Madame,

Je n’ai pas manqué d’écrire hier à mes voyageuses1 vos intentions pleines de dragées ; elles en seront bien reconnaissantes, mais ratifieront certainement la précaution que j’ai prise, car elles changent aujourd’hui l’adresse qu’elles me donnaient hier, et, sauf Brest qui est leur but de prédilection, me paraissent assez incertaines sur les détails de leur excursion. Je remercie aussi par votre entremise M. de Bertou, dont je reçois ce matin un mot, avec un très aimable extrait de L’Union. Je n’ai pas d’autres nouvelles directes de Maîche2 et je trouve le mot espérance dans la Gazette bien inquiétant, quand on aurait déjà de la peine à se reposer pleinement sur une assurance plus formelle. Si je reçois quelque mot de ce côté, je vous l’enverrai aussitôt.

Je vous serai bien reconnaissant, chère Madame, si vous voulez bien transmettre au Marais, avec mes plus fidèles sentiments, une rectification des souvenirs du duc de Fitz-James3. Sa mémoire lui a complétement fait défaut, car je ne l’ai vu que deux fois durant ses très courtes apparitions à la Lorie4; et nous n’avons parlé que de sa future élection à lui. En tout cas, il ne m’arrive jamais de déplorer un acte de M. Berryer, d’abord parce que son jugement est de la plus grande autorité pour moi, ensuite parce que c’est à lui seul, et non à des amis déjà portés à la critique, que je soumettrais des observations, si je m’y croyais contraint par un grand devoir. Ici ce n’était nullement le cas. En fait, je crois que Madame de La Ferté5 s’exagère les dangers de M. Grévy6; il était fort pacifique dans nos assemblées, et s’entendait assez volontiers avec nous ; en théorie, il me paraît inadmissible d’exclure en principe et par catégorie d’opinions. Je comprends parfaitement la répugnance à se lier pour aveuglement, et je n’y consentirais jamais pour mon compte, ni M. Berryer non plus ; mais je crois tout aussi dangereux de se lier contre par avance. Quand nous aurons exclu ceux-ci parce qu’ils sont orléanistes, ceux-là parce qu’ils sont bonapartistes, ceux-là parce qu’ils sont républicains, ceux-là parce qu’ils ne sont pas catholiques, nous ne pourrons plus jouer, dans chaque circonscription, qu’un rôle dérisoire, et nous aurons fait moralement de notre drapeau la cible de tous les coups réunis. Cela serait une triste manière de sortir de l’abstention, et mieux encore voudrait y demeurer. Ne songe-t-on pas en outre aux conclusions qui s’en tireraient nécessairement contre le future règne de M. le Cte de Chambord. Devra-t-il en entrant à Paris, déporter tous les partis qui n’auront pas été le sien ? Ce n’est certainement pas Mme de la Ferté qui en donnerait le conseil. Devra-t-il régner avec tout le monde et pour tout le monde ? Alors nous ne pouvons commencer trop tôt, non pas les complicités et les compromis répudiés par la conscience, mais les ententes possibles et les satisfactions légitimes avec chaque représentant honorable de toutes les opinions. Toutes ces opinions ont une raison d’être, fondée sur une vérité et sur un intérêt. Si M. le Cte de Chambord était sur le trône, je n’aurais, je dois en faire l’aveu à Mme de la Ferté, aucune objection à voir entrer M. Grévy dans une chambre monarchique. Nous tous propriétaires, hommes de cabinet, et même hommes du barreau, nous n’avons pas une notion suffisante des besoins, des souffrances de la classe ouvrière. Il faut que ces souffrances aient des organes comme tout autres, et obtiennent justice par l’équité au lieu de l’arracher par la force brutale. Tout n’est pas absurde ou criminel dans les réclamations démocratiques, et peut-être chacun de nous ne fait-il pas entrer assez dans son examen de conscience ce que souffrent gratuitement les petits et les pauvres, uniquement par l’insouciance et l’ignorance des forts et des riches. Je ne voudrais pas jurer que, dans le monde de la souveraine justice, le bon Dieu ne nous fit pas un jour payer nos dédains de la faiblesse et de la misère plus cher que tel ou tel péché mieux défini, par le catéchisme. En attendant que ce point soit éclairci, et pour en revenir à la terre, outre le sentiment de la justice, je crois le sentiment politique fort intéressé à ne pas étouffer systématiquement les aspirations démocratiques. C’est parce que nous avons accepté franchement et patiemment la discussion avec elles en 1848, que nous en avons eu le dernier mot, et que nous avons éveillé une réaction monarchique, dont malheureusement la division des princes a laissé profiter l’empire.

Vous voyez, chère Madame, que je suis loin de l’anathème contre l’élection du Jura, en ce qui concerne M. Grévy, personnellement. Mon impression se fortifie aussi par l’appréciation des hommes qui lui étaient opposés. M. Grévy votera sans doute contre le pouvoir temporel, mais M. Huot, démocrate servile7, en fera tout autant avec l’hypocrisie en plus, et M. de Broissia8, qui se plaçait entre les deux, nous a prouvé quel fonds on avait le droit de faire sur lui, et il va recevoir pour son désistement la place de finance qu’il aurait reçu un peu plus tard pour ses votes. Il n’y a donc là rien de regrettable à mes yeux, si ce n’est l’état général de la France, de l’opinion et des partis ; mais cet état général, qui remonte si haut et descend si bas, le fera-t-on cesser en n’y touchant jamais que du bout du doigt, et en ne lui parlant jamais que du bout des lèvres, ou bien ne faut-il pas y entrer franchement, de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute ses forces ? Même en nous donnant ainsi, nous ne sommes pas sûrs d’être à la hauteur du devoir et du combat, et il faudra encore que la providence nous vienne puissamment en aide. Suppliez donc, chère Madame, tous les habitants du Marais de se bien demander s’ils ne se font pas illusion en se tenant pour des partisans résolus de l’action et des adversaires de l’abstention. Vouloir l’action sans les conditions de l’action, vouloir l’influence sur son temps sans les conditions de son temps, vouloir reconquérir le gouvernement de son pays, en tenant à l’écart les trois quarts de ce pays lui-même, c’est être abstentionniste opiniâtre avec le langage de l’action, comme les Bonapartistes sau(f comparaison morale, bien entendu), sont les pires révolutionnaires avec le langage conservateur.

L’abstention, qui revient sans cesse sous ma plume, parce qu’elle est au fond du débat, me conduit à changer de terrain, pour me transporter à Toulouse. Le journal de M. du Bourg9 est fondé ; on vient de m’envoyer un numéro du 26 août qui débute par 6 colonnes, portant en titre l’abstention. Ce manifeste établit soigneusement la différence entre le légitimiste et le citoyen, et sans attaquer injurieusement M. Berryer, le donne comme un mémorable exemple de ce qu’il faut éviter. M. d’Escuns10 a donc remporté un triomphe définitif ? Comment ses collègues ont-ils protesté contre ce triomphe ? Ou bien avons-nous maintenant une direction ayant la même origine et le même mandat, mais disant non dans le midi, oui dans le nord et ni oui ni non ailleurs ? Quel échantillon et quelle promesse pour l’avenir ! Pendant que le journal de Toulouse11 m’apportait ce sujet de douloureuses méditations, j’avais au Bourg d’Iré M. de Lanjuinais12, de la gauche s’il en fut, et se plaisant à me dire de quel respect sans égal M. Berryer était entouré dans la chambre, quelle était encore la puissance de sa parole et l’incomparable sagacité de son coup d’œil. Et c’est nous qui nous trouvons trop riches de cette gloire et qui devancerions les coups du temps par les nôtres ! J’ai souvent reproché à l’excellent coeur de Fitz-James cette facilité de dénigrement envers M. Berryer ; j’ai donc le droit d’y résister en arrière de lui, et je vous demande bien en grâce, chère Madame, d’insister sur ce point que j’ai on ne peut plus à cœur. Je ne mets pas moins de prix à mes félicitations et à mon applaudissement sur la candidature du duc d’Ayen; il peut se rappeler que j’ai osé prendre l’initiative près de lui au Bourg d’Ité, en lui disant combien un article de la Revue de Deux Mondes m’avait révélé sa vocation parlementaire. Le département de Seine-et-Oise se ferait un rare honneur si, après avoir nommé le duc de Luynes13 en 1848, il nommait le duc d’Ayen en 1869. Si mes vœux comptent pour des votes, il n’a qu’à tenir son élection pour faite.

Je me suis laissé entraîner bien loin, chère Madame, par l’importance d’un sujet qui n’est jamais épuisé. Voilà que je n’ai plus ni place ni force pour tant de choses que j’aimerais à dire à tout Rochecotte. Veuillez me pardonner et me supplier, et, s’il en est trop besoin, m’obtenir par votre intercession l’indulgence du Marais.

A. de Falloux

1Son épouse Marie, sa fille Loyde et sa belle-mère, Madame de Caradeuc.

2Le château de Maîche, dans le Doubs, appartient à de Ch. de Montalembert qui y séjourna très souvent jusqu'à sa mort.

3Fitz-James, Édouard, Antoine, Sidoine de (1828-1906), propriétaire du château de la Lorie, à La Chapelle-sur-Oudon près de Segré (Maine-et-Loire), et donc voisin de Falloux auquel il est lié d'amitié.

4Voir note supra.

5Adélaïde Christine Clotilde (1810-1872), mariée en 1829 à Mabire Antoine Fernand, marquis de La Ferté Meung. Elle était la fille du comte Molé.

6Jules Grévy venait d'être élu le 16 avril 1868 au Corps législatif à l'occasion d'une élection partielle dans le Jura.

7Huot, Césaire (1814-1892), avocat puis professeur de droit à Dole. Opposant libéral à la Monarchie de Juillet, rallié à l'Empire, il se présentait comme le candidat officiel.

8Froissard de Broissia, Flavien (1809-1870), comte. Grand propriétaire, maire d'Arbois (Jura), il s'était présenté comme candidat indépendant.

9Du Bourg, Joseph Marie Gabriel (1842-1934), entré aux zouaves pontificaux en 1860, il faisait partie depuis 1864 de l’entourage du Comte de Chambord. Il sera désigné comme le repésentant du comte pour les départements du Sud-Ouest.

10D’Escuns, Pierre Louis (?-1876), homme politique. Sous-chef de cabinet de M. de Montbel, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Polignac sous Charles X, il le quitte pour suivre la duchesse de Berry dans son expédition en Vendée. Par la suite, il fonda le Bureau du roi, sorte de conseil chargé de faire le lien entre le comte de Chambord et ses fidèles.

11Journal fondé en 1868 par M. du Bourg, voir note supra.

12Victor-Ambroise Lanjuinais, vicomte (1802-1869), homme politique. Second fils du célèbre conventionnel, il débuta sa carrière comme avocat puis entra dans la magistrature en 1830. Destitué en 1831 en raison de ses opinions libérales, il combattit le socialisme et se fit le porte-parole du Laisser-faire. Député de 1837 à 1848 (collège de Nantes extra-muros) puis député de la Loire Inférieure sous la Seconde République. En 1844, il acheta, avec son ami Tocqueville et de Corcelle, le journal Le Courrier où il traitait les questions économiques et maritimes. Ministre de l'Agriculture dans le second cabinet Barrot du 2 juin au 31 octobre 1849, puis ministre de l’Instruction Publique par intérim (remplacement de Falloux). Il protesta contre le coup d'État et fut détenu quelque temps à Vincennes. Il défendit le pouvoir temporel du pape. Il fut élu député du tiers parti en 1863 pour la Loire Inférieure.

13Luynes, Honoré d’Albert duc de (1802-1867), collectionneur, mécène et homme politique. Il avait été élu à l’Assemblée constituante de 1848 puis réélu à l’Assemblée législative, en 1849. Il met fin à sa carrière politique au moment du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. Il meurt à Rome où il s’était rendu pour apporter son soutien à l’armée pontiicale en lutte contre les troupes de Garibaldi.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «1er septembre 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1868,mis à jour le : 12/05/2017