CECI n'est pas EXECUTE 28 février 1872

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28 février 1872

Louis de Carné à Alfred de Falloux

 

Paris, 28 février 1872

Mon cher ami,

Ma maudite course mensuelle dans le Finistère1, dont vous a informé mon gendre vous aura expliqué le retard que j’ai mis à répondre à vos deux lettres. Je me mets tout entier à la disposition de vos deux écrivains angevins2 et je crois pouvoir aussi répondre de Champagny3. Le règlement n’impose que d’écrire deux exemplaires le reste se fait seulement par surcroît. Quant au concours de 1872, il est clos depuis le 30 janvier. En conséquence ils ne pourront arriver qu’en 1873 et auront jusqu’au mois de décembre de cette année-ci pour leur envoi. S’il est besoin d’autres renseignements je suis tout entier à vous. Je vous regrette pour la séance de demain4. On m’assure que Cuvillier-Fleury5 sera parfait! Quant à notre nouveau confrère si étrangement il sera fier, froid et amer et le contraire vous étonnerait. Voyez-vous du Bourg d’Iré M. Guizot s’agitant pour faire remplacer le père Gratry6 par l’archevêque de Paris7? Ma réponse a été assez nette pour qu’il n’y revienne plus. Étrange réparation à donner au clergé et singulière compensation pour M. Littré8.

Je ne parle presque jamais dans ma lettre politique à mes amis parce que le temps et l’espace me manquent. Cependant mon cœur est tellement brisé et tellement plein qu’il faut qu’il déborde. Je meurs de douleur en voyant une majorité d’honnêtes gens, la dernière espérance du pays attaché à un rocher de Sisyphe qui retombe chaque jour sur elle pour l’écraser. C’est une désastreuse chimère de vouloir comme dirait Molière, persister à vouloir les grandes heures de la République de Venise. Le futur époux est en effet plus grand turc que jamais et le seul progrès qu’il ait accompli depuis 1830 c’est d’ajouter au bagage politique de M. de Polignac9 celui que lui fournit chaque jour M. Veuillot. Il en est de même pour toute la portion de son parti passée à l’état sacramentel d’Église passant pour très modéré et très intelligent (retour d’Anvers) qu’il s’était assuré avec admiration des disproportions paternelles avec lesquelles serait reçu le comte de Paris s’il venait faire sa soumission. La seule chose qui lui serait demandée n’étant que de changer son nom de baptême et de renoncer au nom de Louis-Philippe pour pouvoir régner sous celui de Philippe VII.

C’était sans doute une chose, bien difficile de transformer la République et de la faire accepter aux honnêtes gens. Toutefois, il était beaucoup plus faisable de mettre les républicains hors de la république que de mettre le roi héréditaire hors de la monarchie traditionnelle pour faire un civet sans lièvre. On versera des larmes de sang de n’avoir pas tenter loyalement la première chose et de s’être épuisé pour la seconde. On s’est grisé d’illusions à Bordeaux et l’on commence à se réveiller aujourd’hui à Versailles10 dans le découragement et l’impuissance qui suit toujours l’ivresse. Si, comme je commence à l’appréhender sérieusement depuis la lettre de Barthélémy St-Hilaire11, M. Thiers commet le crime de foncer sur la majorité pour couper l’assemblée en deux, tout est perdu, car il n’y aura aucun moyen de défendre, la dissolution deviendra inévitable et ce sera la fin de tout devant les Prussiens, les Bonapartistes et les Jacobins ! Que de fautes et quel avenir. Je viens de faire, mon cher ami, un véritable extra ne vous en prenez qu’à l’affectueuse confiance que vous m’inspirez et à la tristesse profonde de mon âme.

Carné

 

Je suis vraiment désespéré d’avoir fini de vivre sur un souvenir car c’est désormais la seule vie supportable.

1Le château de Pérennou, sa demeure, était située à Plomelin, une commune du Finistère.

2?.

3Champagny, François-Joseph-Marie-Thérèse Nompère, dit Franz, comte de (1804-1882), écrivain ultra-catholique. Il fut le collaborateur de l’ancien comme du nouveau Correspondant, de L’Ami de la Religion et de la Revue contemporaine. IL avait été élu à l’Académie française le 29 avril 1869, en remplacement de Berryer.

4Séance académique du 29 février 1872.

5Cuvillier-Fleury était le récipiendaire de cette séance au cours de laquelle était reçu Duvergier de Hauranne admis à l’Académie en remplacement de Victor de Broglie.

6Académicien, le père Gratry était mort le 7 février 1872.

7Mgr Guibert Joseph-Hyppolyte (1802-1886), archevêque de Paris depuis 1871, il avait été nommé cardinal par Pie IX en 1873. Il donnera sa bénédiction au mariage d'Anne de Mackau et du comte Humbert de Quinsonas célébré le 2 mai 1882 à l'église Saint-Philippe du Roule, à Paris.

8Émile Maximilien Paul Littré (1801-1881), lexicographe, philosophe et homme politique. Célèbre pour son Dictionnaire de la langue française, sa candidature en 1963 fut âprement combattue par Mgr Dupanloup qui lui reprochait son athéisme. Il avait néanmoins été élu le 30 décembre 1871, ce qui avait conduit Mgr Dupanloup à donner sa démission en signe de protestation.

9Jules de Polignac (1780-1847) avait été le dernier chef de gouvernement de Charles X. Il n'avait pu enrayer le mouvement qui devait conduire à la Révolution de Juillet 1830.

10Installée à Bordeaux lors de l’occupation prussienne, l’Assemblée était revenue à Versailles après les accords de paix avec l’Allemagne.

11Jules Barthélémy Saint Hilaire (1805-1895), philosophe, journaliste et homme politique. Attaché au ministère des finances sous la Restauration et jusqu'en 1838, il fut un des rédacteurs habituels du Globe de 1826 à 1830, puis écrivit dans Le Constitutionnel, Le Courrier français et Le National. A partir de 1834, il se consacra essentiellement à ses travaux d'érudition. Traducteur d'Aristote, il entra au Collège de France (chaire de philosophie grecque et latine en 1838). En mars 1839, il fut élu à l'Académie des sciences morales et politiques. En 1840, il fut chef de cabinet de Cousin au Ministère de l’Instruction publique. Élu à la Constituante en 1848 (Seine-et-Oise), il s’associa au parti modéré et vota assez souvent avec la droite appuyant l'ensemble de la constitution bien qu'il se soit montré partisan des deux chambres. Tout en approuvant la répression, il refusa sa confiance au Gl Cavaignac. Réélu à la Législative, il se rapprocha de la gauche. Après le coup d'État du 2 décembre, il quitta le Collège de France et se consacra à ses travaux d’historien. Il reprit une activité politique après 1860. Battu en 1863, il fut élu en Seine-et-Oise en 1869. Partisan déclaré de Thiers après la chute du régime, il fut son chef de cabinet. Un des signataires de la proposition Rivet, il siégea au centre gauche. Élu au Sénat en 1875, il rejoignit la minorité républicaine. Il entrera dans le ministère de Ferry en septembre 1880 comme ministre des Affaires étrangères. Il est l'auteur de nombreux ouvrages.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «28 février 1872», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1872,mis à jour le : 24/04/2018