1879 |
5 octobre 1879
Alfred de Falloux à Jules de Bertou
5 octobre 1879
Cher ami
Je suis charmé de vous voir à Rochecotte. Je compte sur vous pour apaiser un peu tous les ressentiments qui se coalisent contre moi.
En attendant, j’ai été extrêmement flatté d’avoir tenu hier à Antoine [de Castellane] exactement le même langage que celui qui vous avait été inspiré par la danse de Saint Guy, qui vient de saisir d’un bout de la France à l’autre l’élite de la société en habits et en blouses.
Le rapprochement avec l’extrême droite de la princesse Radziwill, (qui revient de loin) m’avait déjà donné à réfléchir ; mais voici une nouvelle encore plus grave, si c’est possible. On me dit que M. le comte de Chambord, mécontent des commandements de Dieu depuis un certain nombre d’années, a fait faire des fouilles au Mont Sinaï et que les émissaires lui ont rapporté, pour le 29 septembre, une table de la loi dont l’authenticité ne peut-être révoquée en doute et qui porte en tête : « Le roi d’abord adoreras et Dieu postérieurement ».
S’il en est ainsi, et vous, cher ami orientaliste sérieux, vous y serez trompés moins que personne. Veuillez dire à Mme de Castellane, à la princesse Radziwill, à l’abbé Couvreux et au curé de Saint-Patrice1 que cette découverte clôt entièrement le débat entre nous, que je m’agenouille devant les nouveaux commandements comme je m’agenouillais devant les anciens, regrettant, désavouant mon erreur et bénissant Dieu d’avoir enfin remis Moïse en rapport direct avec M. le marquis de Rancoigne2!
Mme de Lamoricière a été d’une édifiante humilité à Nantes et n’en a absolument rien rapporté qui modifie la situation. Espérons donc que M. Dufaure restera tenu à sa place, c’est-à-dire à l’écart. C’est bien fait pour lui, puisqu’il n’a pas voulu organiser un banquet à la Rochelle et continue, malgré les plus illustres exemples, à se montrer hautain envers la classe ouvrière. Le Français nous annonce ce matin le mariage de la princesse Élisabeth Radziwill avec un prince de la maison de Prusse. Veuillez, cher ami, me mettre au pied de son A. R. ou me relever, selon la vérité.
Alfred
Cher ami
Entraîné par l’importance des nouvelles que contient ma lettre, j’ai oublié plusieurs points importants que je viens vous rendre au post-scriptum.
Le premier est de féliciter Antoine [de Castellane] sur le suffrage de Mgr Mermillod3 et sur un lecteur tel que Léon XIII.
Même en en rabattant un peu, ne nous trouverons nous pas justifiés vis-à-vis de ceux qui avaient été d’abord si scandalisés de notre première impression.
Second point: priez Madame de Castellane de ne pas prendre les jugements de Madame d’Haussonville4 à mon égard ; je me rappelle avoir dîné avec elle chez Madame de Sainte-Aulaire5 et avoir eu le sentiment de mon complet échec.
Enfin ne m’oubliez pas auprès du général Trochu, si vous allez à Tours et veuillez refaire à votre cher hôtel de Bordeaux un marché de 25 bouteilles de Vouvray à envoyer au palais Ruspoli6 avec toutes sortes de prières pour que ce Vouvray ait les mêmes qualités que celui de l’année dernière, qui a été trouvé délicieux.
Alfred
1Commune d’Indre-et-Loire où se situe Rochecotte, le château de Mme de Castellane.
2?
3Mermillod, Gaspard (1824-1892, ordonné prêtre en 1847, il fut nommé curé à Genève (1857), chargé du canton de Genève (1864), puis vicaire apostolique de Genève, détaché de Lausanne (1873), ce qui provoqua une réaction du gouvernement suisse et son exil. Intransigeant, proche des frères Veuillot, il figurait parmi les partisans les plus ardents d'une définition de l'infaillibilité pontificale. Il sera nommé cardinal en 1890.
4Pauline Eugénie Eulalie d’Haussonvile, née d'Harcourt-Olonde (1846-1922).
5Louise-Charlotte Victoire de Grimoard du Roure de Beaumont-Brison (1794-1874), seconde épouse du comte Louis Clair de Beaupoil, comte de Sainte-Aulaire.
6Résidence de son frère, Mgr Frédéric de Falloux, à Rome.
