CECI n'est pas EXECUTE 9 mai 1871

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9 mai 1871

Alfred de Falloux à Jules de Bertou

Bourg d’Iré, le 9 mai 1871

Cher ami, vous posez en principe ce qui, selon moi, est précisément en question. Vous dites : les conservateurs seuls s’abstiennent, je ne crois pas cela absolument exact. Je crois qu’aux indifférences joignent beaucoup de timides qui, menée au combat malgré se décideront alors à donner en gage au mauvais côté parce que c’est celui qui faisant le plus de mal fait toujours le plus de peur.

Vous voulez éluder les frais de la trop grosse amende en permettant au bureau de la graduer de 1 à 50 Francs, mais quelle sera la règle de cette appréciation ? Les tribunaux ont des peines graduées parce que les délits ou les crimes ont des foules de nuances que les avocats et les témoins prennent soin de mettre en lumière, mais l’abstention des. Dans le même cas, elle ne comporte qu’une simple constatation sans circonstance atténuante ou aggravante. Le bureau ne se prononcera donc que sur la fortune apparente et alors qu’elle arbitraire ? Ou sur le caractère plus ou moins impérieux de la maladie ou de l’absence qui aura déterminé l’abstention et alors quelle inquisition ! Enfin, la récidive entraînera la suppression des droits politiques, alors vous aurez un simple bureau sans responsabilité, sans cour d’appel ni de cassation du droit d’exclure de la vie politique une masse plus ou moins considérable de citoyens parmi lesquels il choisira les adversaires du courant momentané qui aura constitué le bureau lui-même. Tout cela me semble bien scabreux et je voudrais vous voir poursuivre votre but dans des voies plus radicalement réformatrices. Lisez la page 354 du volume de Tocqueville qui doit être entre vos mains depuis deux jours, vous verrez avec quelle largeur et avec quelle garantie pour l’ordre, l’assemblée générale de Lille était composée. Vous me paraissez admettre pour toute délégation celle des prud’hommes ; mais c’est balancer la classe ouvrière par la classe ouvrière elle-même. Vous dites que les corporations n’existent plus. Elles existent moins qu’avant la révolution mais beaucoup subsistent, la chambre de commerce, la chambre des notaires, le conseil des avocats, le chapitre de la cathédrale ou la collection des curés dans les villes qui n’ont point de cathédrale, etc., etc. Tout cela constitue encore les vrais éléments de la cité et a le droit de n’être pas systématiquement exclu par le chiffre brut de la classe ouvrière proprement dite. Je ne sais si vous avez lu le discussion de l’assemblée sur les propositions de la gauche demandant que les villes usent des représentants distincts des représentants de la campagne, invoquant l’infidèle représentation des intérêts divers. C’est Edgar Quinet1 qui a développé cette thèse à laquelle M. de Sainte-Croi2x et M. Lefebvre de Pontalis3 ont très habilement répondu : c’est bien, nous prenons acte de principe Et nous y reviendrons, mais pour tout le monde quand il s’agira de refaire la loi électorale. Et bien ! cher ami, je voudrais vous voir porter vos études sur la réorganisation radicale du suffrage universel en ce sens, l’intervention des plus imposées est quelque chose mais ce n’est pas assez. L’argent est une force plus clairvoyante que la force absolument aveugle des masses, mais c’est aussi une force à tendance matérialiste et je voudrais pouvoir appeler à la rescousse toutes les forces intellectuelles et toutes les forces morales. Vous direz c’est difficile, j’en conviens, mais vous connaissez depuis longtemps mon axiome : ceux qui ne savent pas faire les choses difficiles n’ont pas besoin de se mêler des affaires de ce temps-ci, car tout est et pour longtemps hérissé de difficultés en toutes sortes.

Quant à la paix, cher ami, je ne puis mieux vous dire ce que j’en pense qu’en vous répétant un mot de Werner de MérodeWer4, et si vous lisez ma lettre à Mme de Castellane avertissez-la, avant d’aller plus loin, qu’il me vient de l’évêque du Mans5.

Quand M. Thiers partit de Bordeaux pour changer l’armistice en traité de paix, il fut accompagné d’une commission dont Werner de Mérode faisait partie. Quand les conditions furent irrévocablement arrêtées, M.Thiers en fit part à ses collègues avec une douloureuse émotion, puis il ajouta : il ne faut pas cependant tomber et laisser tomber la nation dans le découragement du désespoir ; regardons nos magnifiques côtes, regardons notre immense territoire si riche et si uni et nous reconnaîtrons que l’avenir de la France ne dépend pas uniquement du petit morceau qu’on lui enlève aujourd’hui. Alors Mérode l’interrompit impétueusement en s’écriant : « mais quand on fait un homme eunuque on ne lui enlève qu’un tout petit morceau et pourtant à partir de ce jour c’est fini de lui ! La commission hésita un instant entre le rire et les larmes, puis les larmes l’emportèrent car le mot était cruellement vrai. La France n’est pas seulement vaincue, on lui arrache les conditions de sa virilité et il faut désormais un miracle pour la lui rendre. Voici la nomination d’Antoine [de Castellane] qui nous arrive ; si je suis sur mes jambes demain, j’écrirai à Madeleine6. Albert [de Rességuier] a une ophtalmie, il ne m’écrit plus que quelques mots très péniblement ; je ne puis donc lui demander une copie à lui-même sans cela je lui en aurais demandé une pour moi car je serais curieux de relire ma lettre que je ne croyais pas destinée à une si bonne fortune. J’ai des raisons de croire M. Ledoux chez Jérôme sans en être sûr et qu’une bonne partie de ma lettre ne tardera point à paraître. Prenez donc patience et ne vous montez point l’esprit sans quoi vous serez fort désappointé.

Alfred

1Quinet, Edgar (1803-1875), historien et homme politique. Professeur de langues et littératures de l’Europe méridionale au Collège de France en 1841. Franc-maçon et républicain, il protesta contre le coup d’état et fut contraint de s’exiler. Réfugié en Belgique, il revint en France et se porta candidat à l’Assemblée nationale pour le département de l’Ain. Battu, il s’opposera néanmoins à la politique de Thiers insuffisamment républicaine à ses yeux.

2Sainte-Croix, Charles Lambert de (1827-1889), homme politique. Élu à l’Assemblée nationale par le département de l’Aube, il siège au centre-droit.Il sera élu sénateur de 1876 à 1885 date à laquelle il sera réélu député des Landes (4 octobre 1885). Il rejoindra les rangs de l’Union conservatrice.

3Lefèvre-Pontalis, Germain-Antoine (1830-1903), juriste, historien des institutions politiques et homme politique. Élu au Corps Législatif de 1869 à 1870, par la Seine-et-Oise, il siégea avec le tiers parti. Il sera réélu peu après à l’Assemblée nationale par ce même département. Se rapprochant de la droite, il vota pour le Septennat et se rallia à l’amendement Wallon.

4Mérode Werner Charles de (1816-1905), homme politique. Beau-frère de Montalembert, d’origine belge, naturalisé français. Elu député du Doubs en 1846, représentant du Nord à l’Assemblée législative en 1849. Réélu député du Nord au Corps législatif en 1852, il donna sa démission en 1863.

5Mgr Fillion, Charles (1817-1874), évêque du Mans de 862 à sa mort, il sera Père conciliaire du Ier concile du Vatican.

6Madeleine de Castellane (1847-1934), née Leclerc de Juigné, mariée le 3 avril 1866 avec le marquis Antoine de Castellane.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «9 mai 1871», correspondance-falloux [En ligne], 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 31/03/2020