CECI n'est pas EXECUTE 3 mai 1871

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3 mai 1871

Vincent Audren de Kerdrel à Alfred de Falloux

Versailles, 3 mai 1871

Je ne saurais vous dire cher ami, à quel point votre lettre m'a fait du bien, je devrais dire vos lettres plutôt, car celle qu'a reçue Rességuier est la justification la plus complète et la plus autorisée non de ce que j'ai fait mais de ce que j'ai essayé de faire, assurément j'aurais été coupable de porter à la tribune une thèse politique quelconque sans y être provoqué. Aussi, n'avais-je certainement pas l'idée de prendre la parole à cette maudite séance du 25 avril1. L'eussé-je eue que crucifié par d'atroces douleurs de tête, je me serais senti tout de suite disposé à ajourner mon discours. Mais Mr Thiers venait de répéter pour la 4ème ou 5ème fois son éternel refrain de Bordeaux2 ; la chambre murmurait ; on entendait dire sur les bancs qu'il fallait une réponse et quand, après avoir cherché vainement des yeux quelqu'un qui osait se hasarder à la tribune, j'ai vu qu'il n'allait rester de la séance que la constatation de nos murmures et le reproche de malveillance adressée à la droite par M. Thiers, je me suis jeté dans la fournaise. Je sais par une triste expérience que le pays préfère le pouvoir exécutif, ceux qui l'exercent, veux-je dire, aux assemblées délibérantes. Je sais qu'il est sévère pour ses élus et que si le reproche de malveillance n'avait pas été repoussé sur nous et <mot illisible> entièrement sur nos amis. J'ai donc dû en contester la justesse. Mais pour le faire tomber, il fallait bien expliquer les murmures, montrer qu'ils étaient sérieux, qu'ils révélaient non de la malveillance mais des dissidences et voilà comment, amené à caractériser ces dissidences, je me suis trouvé sur un terrain brûlant. La tâche était au-dessus de mes forces ordinaires et je ne les avais même pas ce jour-là à mon service, tant j'étais souffrant. J'ai donc été insuffisant, c'est incontestable, mais ce n'était pas une raison pour m'abandonner ou pour me soutenir. Si par contre les clameurs du Tiers parti3 et de la gauche bâtarde, chose étrange, ce sont les ardents, ceux que j'avais si souvent calmés, ceux qui m'avaient fait plus d'une fois un crime de mon silence, qui m'ont le moins entamé. En plus, je vois par les journaux qui m'arrivent de la province et par les nombreuses lettres qui me sont adressées, que l'effet de ma tentative n'a pas été trop mauvais. Sur M. Thiers lui-même j'aurai peut-être produit quelque empressement et je doute qu'il enfourche de nouveau sa rosse républicaine. Quoiqu'il en soit, cher ami, merci encore du baume que vous avez mis sur les plaies de mon cœur. J'ai eu deux jours de découragement complet et je ne me suis complètement relevé que depuis que j'ai lu vos lettres. Ah, si vous étiez là, que nous serions forts et combien M. Thiers paraîtrait petit. J'aurai l'honneur d'écrire à Mme de Caradeuc4 dés que je saurai quelque chose pour son protégé. Mettez-moi à ses pieds et à ceux de Mme de Falloux. Votre ami dévoué et reconnaissant.

A. de Kerdrel

1Au cours de cette séance, Thiers soulignait une nouvelle fois que la République était le régime qui divisait le moins et que l'heure était à la réorganisation et non à l'élaboration d'une constitution. Dans sa réponse, Audren de Kerdrel souligna au contraire la nécessité de discuter de la forme du régime faisant valoir sa préférence pour le régime monarchique.

2Allusion aux deux discours, prononcés par Thiers le 19 février 1871 et le 10 mars 1871 devant l'Assemblée nationale, alors à Bordeaux dans lesquels le chef de l’État promettait de remettre à plus tard les discussions d'ordre constitutionnel et de ne favoriser ni les partisans de la République ni ceux de la Monarchie.

3Le Tiers parti rassemble les orléanistes et les républicains modérés.

4Emilie-Marie-Charlotte de Caradeuc, née de Martel (1801-1882), mère de Marie de Falloux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «3 mai 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 30/03/2020