CECI n'est pas EXECUTE 4 septembre 1874

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4 septembre 1874

Louis de Carné à Alfred de Falloux

Au Pérennou1, 4 septembre 1874

Je n’accepte, mon cher ami, aucun de vos remerciements. Je suis avoir pu dire ce que j’ai toujours pensé de l’admirable chrétienne nom de laquelle le votre se trouve désormais indiscutablement associé et comme vieil ami, je voulais depuis longtemps exprimer l‘indignation que m’ont inspirés des inimitiés dont vous pouvez certainement ne pas vous sentir blessé, mais qui sont un des tristes signes du temps où nous vivons et de l’aveuglement de certaines passions.J’accepte de bien grand coeur pour un jour que je m’efforcerai de rendre prochain le rendez-vous que vous me donnez à l’hospice soit-il, où je prierai votre cher Sainte d’illuminer encore mon âme sans les troubles et les incertitudes de l’heure présente.

La démarche de Monsieur le comte de Paris m’a émue comme un éclatant témoignage d’honnêteté et j’en ai à l’instant même fait connaître mon sentiment en ce qui touche à l’effet politique de ce vote considérable, qui simplifie la question politique sans la résoudre, à en juger par ce qui se passe autour de moi, il a d’abord été très vif dans l’ancien parti orléaniste, mais il va certainement s’affaiblissant de jour en jour. On commence à ne plus voir qu’une réconciliation de famille dans le seul effet serait de supprimer un prétendant pour laisser la question monarchique exclusivement ouverte entre les Bourbons et les Bonaparte, tandis qu’on en avait originairement espéré un concert dans lequel les anciens partis royalistes d’accord sur la doctrine plus représentative seraient naturellement entrés à la suite de leurs chefs. Mieux on dirait qu’il est dans la destinée sinon dans la volonté de Monsieur le comte de Chambord à mesure que les événements lui font faire un pas vers le trône d’en faire immédiatement deux pour s’en éloigner. Ce prince semble se complaire à élever de ses propres mains des obstacles sur la voie à mesure qu’elle tend à s’aplanir, Et notre cher Berryer serait assurément mort de douleur en le voyant prendre en quelque sorte plaisir à mettre De plus en plus en relief la popularité du principe qu’il représente. J’imagine que toutes pleines de souvenirs de l’ancien régime et des ordonnances de Juillet, la France acceptera sans garantie la doctrine catholiquement et historiquement fausse du pouvoir constituant de la royauté ; et, sous l’imminence d’élections générales donnera pour programme à son parti une lutte prochaine avec l’Italie alliée de l’Allemagne. C’est là humainement parlant une telle énormité au point de vue politique qu’à moins de miracles visibles à tous les regards il n’y a vraiment à espérer aucun succès. Dans l’ordre naturel je m’attends donc, à la rentrée de l’assemblée, à une dissolution de la majorité sur la question monarchique, et à une prolongation légale des pouvoirs du Maréchal qui donnerait à l’Empire, vers lequel on me paraît verser beaucoup dans ce pays, des chances d’avenir, fort humiliantes sans doute moins mais très probables.

Je reconnais d’ailleurs avec vous le caractère fort extraordinaire si vous voulez des événements parlementaires accomplis depuis le 24 mai, j’en infère bien que Dieu a voulu arracher en France aux Rouges mais il ne m’est pas encore démontré qu’il est résolu de la donner, miraculeusement transformé du jour au lendemain à un prince, fort respectable assurément qui paraît ne vouloir compter qu’avec sa propre aspiration. Nul n’est plus que moi affamé de miracles ; mais je demande à le voir avant de ressentir toutes les règles de la plus modeste prudence humaine. Notre seigneur n’a pas condamné Saint-Thomas pour n’avoir pas cru sans paroles. Quoiqu’il en soit si Dieu permet que M. le comte de Chambord entre à Paris sans conditions et la cocarde blanche au chapeau, je verrai là un événement vraiment surnaturel et ce sera avec bonheur que je me déclarerai vaincu. Je sais le peu que vaut notre pauvre sagesse humaine ; mais encore faut-il que la main de Dieu se montre aux hommes de bonne volonté. Jusque-là je prie pour la France et j’attends bien disposé d’ailleurs à m’incliner. Vous me demandez ce que je sais de nos affaires académiques, à présent rien, sinon qu’il m’arrive comme à vous sans doute, des lettres de candidatures. À une insinuation venue du Val-Richer2 dans l’intérêt de M. Taine3, j’ai répondu d’un ton qui interdira de la reproduire. l’élection de M. de Pontmartin ne l’est pas davantage s’il se présente. Je désire bien vivement que l’élection de M. de Ségur soit jugée possible, mais j’en doute fort. Ce sera surtout avec des universitaires lettrés, tels que MM. Boissier4 et Mézières5 que nous aurons probablement le plus de chance pour combattre le plus franc représentant de l’athéisme6 que la France compte aujourd’hui.

Adieu, mon cher ami, je viens de vous ouvrir mon cœur en nous en montrant toutes les tristesses. J’aimerais bien à être réconforté dans les vœux de l’espérance par une bonne conversation avec vous. Comme je n’ose espérer de vous voir arriver à pérennes, je verrai à aller en novembre à mon retour de Paris vous voir au Bourg d’Iré, si toutefois un chemin de fer peut m’y conduire.

Mille amitiés cordiales.

1Château du Pérennou, à Plomelin (Finistère), demeure de Louis de Carné qui y séjournait depuis quelques années.

2Domaine de François Guizot.

3H. Taine (1828-1893), historien auteur de plusieurs ouvrages avait été candidat, soutenu notamment par F. Guizot, à l’Académie française au scrutin du 29 janvier 1874. Il sera battu et c’est le philosophe Elme Caro qui l’emporta.

4Professeur au Collège de France, Gaston Boissier est alors candidat à l'Académie française. Boissier Gaston (1823-1908), historien et philologue français. Normalien, il est alors professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire de poésie latine depuis 1869 et dont il deviendra administrateur de 1892 à 1894. Collaborateur de la Revue des Deux Mondes, il entrera en 1876 à l'Académie française dont il deviendra, en 1895, le secrétaire perpétuel.

5Mézières Alfred Jean François (1826-1915), essayiste et homme politique. Normalien, professeur de littérature étrangère à la Sorbonne, il fut l'auteur de plusieurs études sur Shakespeare, Dante et Goethe. Journaliste, il participa à la fondation du temps en 1864. Élu en 1881, député de Meurthe-et-Moselle, il siégea avec les républicains opportunistes et fut constamment réélu jusqu'en 1898. Devenu sénateur de ce même département en 1900, il continua de siéger avec le centre gauche. Élu à l'Académie le 29 janvier 1874 en remplacement de Saint-Marc Girardin, il fut reçu le 17 décembre 1874 par Camille Rousset.

6Il s’agit d’H. Taine contre lequel les académiciesn catholiques se sont mobilisés pour faire échouer sa candidature.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 septembre 1874», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1874,mis à jour le : 31/03/2020