CECI n'est pas EXECUTE 15 février 1871

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15 février 1871

Auguste Nicolas à Alfred de Falloux

Arromanches (Calvados), 15 février 1871

Ami très cher et très honoré, dans le longtemps et le long silence qui nous sépare, ma pensée n’a cessé de hanter le Bourg d’Iré et de fixer sur vous sa sollicitude, car c’est la pensée de mon cœur. Loin de l’en distraire, les effroyables événements qui nous submergent l’y ont rendue plus présente, par le douloureux retentissement qu’ils ont du avoir dans vos âmes. Je me flattais peu et mon amitié ne désirait guère qu’ils vinssent vous arracher à un repos si nécessaire à vos souffrances pour vous jeter en proie à la guérison de notre malheureux pays. Cependant, connaissant toute la grandeur de votre dévouement, j’ai été affecté de vous en voir vous même faire le sacrifice à la nécessité d’une abstention que j’en ai conclu devoir être bien motivée. Cette abstention1 m’afflige doublement et pour sa cause et pour son effet. Toutefois nos malheurs sont tels, que bien évidemment leur remède est moins dans l’agitation des hommes que dans leur immolation. À ce titre, très cher et digne ami vous êtes très certainement un de ceux qui peuvent et qui font le plus pour en décharger la France. Vous êtes une victime d’expiation doublement crucifiée et par les mots du corps et par ceux de l’âme, et par la souffrance et par l’inaction. Votre douloureuse retraite est un autel d’holocauste et je dirai même une tribune bien éloquente à l’oreille de Dieu. Ayez donc conscience de tout le bien que vous faites, et croyez bien surtout que nous l’apprécions.

Je dois à votre bonne amitié et à celle des bons cœurs qui veulent la partager auprès de vous quelques renseignements sur ce qui me touche dans l’ouvrage public. Je suis ici depuis plus de six mois avec ma femme2, mon jeune fils3 âgé de 16 ans et deux de mes filles. Ma fille aînée4 est restée à Paris, pour être la providence domestique de son mari le Docteur Baudouin5 et de ses trois frères6, - dont l’aîné était de la garde nationale sédentaire, séparé de sa femme qui a été quelque temps avec nous, et qui est actuellement sur le point d’accoucher dans sa famille à Orléans, où il vient d’aller la rejoindre, - et dont les deux autres ont été de la garde mobile sous Paris. Tout ce cher monde là a fait son devoir et a été au feu, même l’aîné dans la dernière sortie. Ils ont mené une dure vie, ont couru de vrais dangers, ont même été, les deux mobiles, culbutée dans les tranchées, et le plus jeune sous un fourgon qui lui a passé dessus, et aujourd’hui ils sont grâce à Dieu sains et sauf et se portent à merveille. Nos angoisses ont été grandes, heureusement que les bulletins quotidiens de notre brave Germaine7, venues par ballon ne nous y laissaient pas longtemps livrés et renouvelaient nos forces à les supporter en les rendant successives ! Aujourd’hui, je cherche à rentrer à Paris où m’appelle le devoir de mes fonctions8 en laissant encore ici ceux qui sont avec moi. Je ne vous parle pas de mes souffrances patriotiques, et de mes craintes encore actuelles. Elles sont aussi inexprimables qu’elles ont peu besoin de s’exprimer. On devient muet quand Dieu parle ; qu’est-ce donc quand il tonne ! Nos âmes sont d’ailleurs tellement à l’unisson de savoir que les mêmes échos y retentissent. Renvoyons-les lui en prières !

Adieu, très cher ami, et tendre union de cœur à vous et aux chers vôtres de moi et des miens.

Je vous embrasse avec autant de tendresse que de respect.

A. Nicolas

1Falloux venait de faire part de son refus d’entrer en politique.

2Duclos, Angélique Perrine (1809-1895).

3Patrice Nicolas (1856-1886).

4Nicolas, Germaine (1838-1916).

5Félix Baudouin (?-1886).

6Étienne (1845-1936), André (1847-1925) et Flavien (1849-1923).

7Voir note supra.

8A. Nicolas est magistrat.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «15 février 1871», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République, 1871, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 20/07/2020