CECI n'est pas EXECUTE 19 décembre 1882

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19 décembre 1882

Antonin Plessis à Alfred de Falloux

Volders1, 19 décembre 1882

 

Monsieur le comte,

En effet, votre première réponse n’est pas parvenue. Pour quelle cause ? Je l’ignore. Peut-être ne serait-il pas trop téméraire d’accuser une fois de plus la délicatesse de la poste. Mais combien je suis confus de cette sollicitude bienveillante qui vous a fait m’envoyer cette seconde lettre, au risque, comme vous me le dites, d’une duplication.

Certes, je n’ignorais pas que je frapperai à bonne porte au sujet de M. Montalembert. Mais avais-je droit d’espérer que vous m’ouvririez aussi profondément l’intime de votre pensée et de votre âme? Car c’est bien l’âme qui a dicté ces quelques pages frémissantes. La colère contre les calomniateurs ne m’en est cependant pas venue au cœur : il y a un sentiment plus naturel, plus facile : c’est le dédain. En face de certains hommes il faut être en effet bien chrétien pour ne pas répéter le mot du poète Florentin : je regarde et je passe. Et pour leur pardonner, il faut s’efforcer de croire qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Quand l’Écriture parle d’eux, il a fallu que ce fut Saint-Jean qui tint la plume pour ne la flageller que d’un nom aussi adouci que celui d’accusateur de leurs frères. Ah ! qu’il est lourd à porter le poids de la haine fraternelle ; et, quand vous me dites, Monsieur le comte, que vous restez le témoin vivant de la vérité dans le passé, à combien de titres le mot témoin ne signifie-t-il par ici martyr ! Vous me permettrez de remercier avec vous Dieu de vous avoir laissé jusqu’ici ce témoin, et, à l’ouverture d’une année qui va s’ouvrir nouvelle de demander à ce même Dieu de vous garder encore et de nous conserver longtemps ce témoin vivant.

Inutile de vous dire si j’accepte avec reconnaissance cette invitation que vous daignez me faire à vous poser de nouvelles questions. Je serais très heureux d’avoir votre pensée sur un travail que je poursuis lentement encore mais qui me semble fécond en aperçu fort juste.

Il y a quelques années l’oraison funèbre d’O Connell2 par le père Ventura3 tomba sous mes yeux. Peut-être, sans nul doute même, ce discours vous est connu. À cette époque le P. Ventura n’avait pas encore pensé à penser comme il a fait depuis. Rien ne fait pressentir qu’il réfléchît alors à un changement aussi brusque d’opinion. Je ne sais si je me trompe : mais je doute que la lumière de son chemin de Damas lui soit venue bien directement du ciel. Quoiqu’il en soit, le religieux Théatin4 a, dans son oraison funèbre5, une réflexion qui me frappe vivement. À ses yeux, Jésus-Christ soit dans sa personne même, soit dans sa survivance dans l’Église n’a jamais été attaqué par la foule. Le peuple a toujours été sympathique au fond. Toutes les fois qu’il a combattu soit le Christ, soit l’Église, il avait derrière lui un prêtre ou un prince qui lui criaient la crucifixion qu’il répétait et auquel sa clameur donnait force de loi. Nous en arrivons donc jusqu’au XIXe siècle sans qui le peuple, de lui-même, par l’effet d’une perversité et d’une haine qui montassent de son propre fond, ait jamais attaqué l’œuvre du Christ.

Pour la première fois deux forces vont se trouver en présence et s’y trouvent: la force évangélique vieille de dix-huit siècles de triomphe et la force démocratique qui n’en est qu’à sa première convulsion. La force évangélique a déjà son unité, l’un des plus solides éléments de sa puissance. Pour les renverser les peuples cherchent à ce faire un, eux aussi. Et d’un bout du monde à l’autre l’Internationale ne semble s’organiser que pour se déclarer plus catholique, plus universelle que l’Église .

Voilà la situation de la société et de l’Église au XIXe siècle, d’après cette idée. Pour lui donner les bases et l’appuyer sur l’expérimentation, il suffit d’ouvrir l’Évangile, d’abord, et, depuis le dernier verset du nouveau testament, suivre la marche et la lettre de l’œuvre du Christ jusqu’à la dernière page de l’histoire contemporaine. Lentement et peu à peu, j’étudie l’Évangile à ce point de vue.

Plus j’avance, plus le récit sacré m’offre la preuve que la thèse est fondée sur les faits les plus authentiques et la parole la moins équivoque de Jésus-Christ, et de ses apôtres. Il y a plus, dans la foule il y a trois groupes : les juifs de Jérusalem, les juifs de la dispersion, les valets du pouvoir dépendant soient du soit du souverain pontife de l’ancienne loi. Ces derniers sont des esclaves à la main des scribes et du Pharisiens. Ce sont les émotions à la solde de la haine et aux gages d’un pouvoir qui râle. Ils insultent Jésus-Christ. Ils demandent un mort. Mais ce n’est pas la foule. Vis-à-vis du rédempteur comme vis-à-vis des apôtres, les juifs de Jérusalem sont favorables. Leur sympathie ce devine : elle ne se manifeste pas : ils ont peur des Sadducéens et des Pharisiens. Ils sont dépendants, mais peu assez pourtant, pour prêter leur voix, et grossir de leurs cris les insultes des ennemis. Enfin il y a la diaspora, les juifs de la dispersion dont chaque année voit un nombre immense converti à la ville sainte. Cela, c’est le peuple, le vrai peuple. Il est indépendant des magistrats et du prêtre : il voit du miracle, Jésus paraît grand, paraît bon. Il se déclare pour lui. A la voix des apôtres, il se convertit.

Voilà ce que me donne le texte sacré. Évidemment, je ne puis qu’indiquer légèrement les traits principaux qu’acquissent surtout très nettement Saint Mathieu, Saint-Jean et les Actes. En résumé, les grands et les prêtres ont seuls avec les scribes qui sont une sorte de classe mi-partie bourgeoisie, mi-partie clergé, ont seuls, persécutés Jésus-Christ. Lui mort, son Église n’a jamais été au fond persécuté que par les puissants du jour, les forts du pouvoir ou de la science. Le peuple n’a fait que suivre en aveugle l’impulsion qui lui venait d’en haut. Aujourd’hui il se croit la science, il s’en croit la force : il veut, de lui-même s’essayer contre le Christ.

Telle est mon idée, et, sans la pousser à sa conclusion extrême, je viens vous demander, Monsieur le comte, vous à qui l’étude de l’histoire est familière, si vous croyez ce travail juste dans ses principes et fécond dans ses résultats. Évidemment, il en ressortirait une leçon frappante. Arrivé à la constatation de la lutte actuelle, on pourrait prédire son évolution et sa fin par un de ces concordats qui ont mis fin aux luttes précédentes et ont uni dans la justice et dans la vérité, l’une près de l’autre, la société civile et la société religieuse. Sur cette question que je vous soumets en toute simplicité, le moindre des conseils venant de vous sera accueilli aussi en toute simplicité et reconnaissance.

Veuillez, en agréant mes vœux les plus respectueux et les plus sincères à la veille d’une nouvelle année, croire, Monsieur le comte, à mon dévouement le plus inaltérable et à ma vénération la plus profonde.

Fr Plessis des Frères Prêcheurs

1Ville du Tyrol autrichien.

2Daniel O’Connell (1775-1841), homme politique irlandais. Catholique fervent, il obtiendra l’émancipation des catholiques d’Irlande.

3Gioacchino Ventura di Raulica dit Père Ventura (1792-1861), théologien et prédicateur italien. Entré chez les Théatins en 1817, il en fut général de 1830 à 1833. Proche de Lamennais, mais soumis à la papauté en matière de doctrine religieuse, il s’en sépara. Néanmoins ayant soutenu, en 1848, les séparatistes siciliens, il avait été contraint de quitter l’Italie en 1849 date à partir de laquelle il vécut en France, à Montpellier puis en 1851, à Paris.

4Père Ventura. Voir note supra.

5L’oraison funèbre de Daniel O’Connell prononcé en 1847 par le Père Ventura était un panégyrique de la démocratie qu’il voulait chrétienne.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 décembre 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 27/11/2020